L’article présente l’introduction provisoire du livre.
Introduction
Nous vivons une tension existentielle inédite
Une tension existentielle inédite traverse les sociétés occidentales. En deux siècles, nous avons radicalement bouleversé la condition humaine. Nous sommes passés de sociétés d’extrême pauvreté à des sociétés d’abondance. Et, de ces changements, d’ordre matériel, une multitude d’autres ont émergé auxquels nous avons donné le nom de « Progrès ». La vie n’est certes pas parfaite dans les sociétés d’abondance, mais tout indique qu’elle est considérablement plus douce que dans les sociétés d’extrême pauvreté. Mais alors que ces progrès se réalisaient, notre empreinte écologique se mit à grimper dangereusement, au point qu’aujourd’hui, beaucoup considèrent que le réchauffement climatique, l’épuisement des ressources naturelles, et le déclin de la biodiversité menacent la civilisation humaine. Si l’on en croit le Global Network Footprint, l’humanité surexploiterait les ressources de la Terre depuis 1970, soit un demi-siècle. Depuis lors, notre empreinte n’a cessé de s’accroître pour atteindre 1,7 planète dans les années 2010. De nombreux pays consomment bien plus encore.
Un suspens inédit traverse notre temps, notre époque. La question se pose de savoir si l’âge de l’abondance avec son lot de progrès n’aura été qu’une brève parenthèse historique entre deux abîmes de misère. Le rêve d’arracher l’humanité à sa condition d’extrême pauvreté n’aura-t-il constitué qu’une illusion, un songe, au terme funeste ? Les efforts de millions d’Hommes qui ont accompli ses progrès au prix de nombreuses souffrances auront-ils été vains ? Et ces décennies d’abondance n’auront-elles été qu’un bref moment d’ivresse précédant un réveil douloureux ? L’Homme, en cherchant à faire son propre bonheur a-t-il en réalité créé les conditions de sa ruine ? L’Histoire globale est-elle à ce point empreinte d’ironie ? Ou bien, toutes ces questions ne nous égarent-elles pas ? Ne font-elles pas fi de l’incroyable génie créatif de l’humanité ? La contradiction apparente entre le développement humain et les conditions écologiques de notre survie en tant que civilisation ou qu’espèce n’est-elle pas transitoire ? Cette contradiction n’est-elle pas liée au fait que les solutions scientifiques et techniques ne sont pas encore tout à fait opérantes ? Face à ces interrogations, deux perspectives radicalement opposées se font face.
Sobvols et Technoptis
Certains, constatant l’apparente incapacité de nos sociétés à se remettre en question, croient que nous ne parviendrons pas à éviter un effondrement sans une remise en question radicale de notre système de valeurs consumériste et des institutions qui le soutienne pour revenir à un mode de vie plus frugal, simple, sobre. D’autres à l’inverse pensent que ces sombres perspectives ne rendent pas justice au processus historique qui se déroule sous nos yeux. Ils pensent au contraire que nous assistons au prémices d’un second âge des Lumières qui permettra, grâce aux innovations scientifiques et techniques en cours, exploitées par les entreprises sur les marchés mondialisés, de généraliser à l’humanité entière les progrès déjà accomplis, et plus encore. Pour les premiers, nous allons droit dans le mur en ayant le pied sur l’accélérateur, pour les seconds, nous prenons un nouvel envol qui pourrait se révéler plus extraordinaire que tout ce qui a pu être fantasmé jusqu’à présent.
Les premiers sont les partisans d’une certaine simplicité ou sobriété volontaire. Nous les appellerons les Sobvols. Les seconds se démarquent par leur foi dans la science et la technique, ce sont les technoptimistes. Nous les appellerons les Technoptis. Les premiers considèrent qu’il faut changer l’Homme, sa culture, sa mentalité, ses aspirations, l’arracher à l’éthique consumériste qui le gouverne pour trouver une issue au problème. Ils en appellent souvent à une « élévation du niveau de nos consciences » et considèrent que l’homme ordinaire se complait ou est maintenu dans une sorte de déni de la réalité. Absorbé par son quotidien, avec son lot de tracasseries, sa précarité économique, pour une partie importante de la population, ses incertitudes, ses joies, ses peines, ses nécessités, trouvant mille occasions de divertissement, constamment soumis à l’injonction de consommer, l’homme moderne peut facilement échapper à la réalité. Les Sobvols recherchent et exprimentent des alternatives, ils en sont friands. Ils veulent tout faire autrement. Les Technoptis à l’inverse n’estiment pas qu’un changement radical des consciences humaines soit à rechercher absolument. Et même, considérant les précédents historiques survenus au XXè siècle des idéologies qui ambitionnèrent de créer un Homme nouveau et en vinrent à commettre les pires atrocités, ils ont plutôt tendance à se méfier de telles ambitions. Ils acceptent de bon coeur l’idée que le désir de l’Homme est infini. La solution passe pour eux essentiellement par une transformation des outils, des techniques, au sens large, utilisés par les êtres humains. Il convient d’améliorer leur éco-efficience sans exiger de l’homme une transformation profonde de lui-même, de ses aspirations profondes, de ce qu’il valorise. Mais, pour l’essentiel, il s’agit de continuer dans la voie tracée depuis l’humanisme des Lumières qui considère que l’Homme, par sa raison, son ingéniosité et son ardeur au travail, a la capacité d’acquérir une maitrise de plus en plus grande de la nature grâce à aux sciences et aux techniques. À l’inverse, les partisans de la sobriété volontaire affirment que la concrétisation de cet esprit des Lumières a généré un cercle vicieux, conduisant l’Homme occidental à une forme d’hubris, c’est-à-dire de démesure funeste. Lui faisant oublier qu’il est fondamentalement une partie de la nature et qu’il ne saurait agir comme s’il n’en dépendait pas. Les Sobvols affirment souvent qu’il ne saurait y avoir de croissance infinie dans un monde fini ! Leurs adversaires répondent que la Terre est certes finie, mais qu’étant donné notre capacité d’innovation appliquée à la dématérialisation de l’économie, elle est bien assez grande pour satisfaire nos désirs présents et à venir. Leur slogan pourrait être inspiré du titre du livre de l’économiste américain Andrew McAfee « More from Less ». Au fond, pour les Sobvols le changement doit être en priorité d’ordre spirituel, tandis que pour les Technoptis, il doit être technique. Pour les premiers, le changement est généralement considérés comme désirable en soi, indépendamment des défis environnementaux. En effet, ils estiment qu’une révolution des consciences, et partant de là l’émergence de profonds changements sociaux, rendront l’humanité à un bonheur authentique en l’arrachant aux mirages et à la tyrannie d’une insatisfaction sans cesse renouvelée qui conduit à consommer toujours plus. Autrement dit, ils nous proposent d’échapper au tonneaux des danaïdes qui est le moteur des nos sociétés d’abondance. L’un des leurs slogans est souvent « Moins de biens et plus de liens ! ». Ils nous engagent préférer « l’Être à l’Avoir », autrement dit à chercher le bonheur davantage en nous mêmes et dans nos relations aux autres, que dans l’accumulation indéfini de biens matériels. Nous présenterons de façon plus détaillées cette distinction plus loin, ce qui permettra de mettre en évidence le fait qu’il s’agit de familles de pensée.
La tension existentielle évoquée en ouverture réside dans le conflit entre ces deux perspectives,. Elle tient à l’hésitation entre les deux chemins possibles et apparemment incompatibles. Si certains ont choisi leur camp, ce n’est pas le cas de l’immense majorité d’entre nous qui est partagée, voire déchirée entre les deux camps. L’issue de cette lutte nous intéresse au plus haut point car notre futur en sera inéluctablement influencé. En effet, ce ne sont pas simplement des théories sur le monde qui va. Ces perspectives sont endossées par un grand nombre d’acteurs économiques, ou politiques, de citoyens, etc. qui prennent de décisions sur leur base. Nombre de dirigeants politiques ou économiques décident par exemple la base de la vision technoptimiste, qui est dominante parmi eux. De même, de nombreux citoyens prennent des décisions importantes en terme de mode de vie en s’appuyant sur la vision opposées.
Dans la vie ordinaire, il est frappant de constater que les tenants de l’une et l’autre position agissent et pensent comme si leur point de vue était évident, comme leurs récit croyances ne soulevait aucun doute, et ne nécessitait aucune justification. Technoptimisme et sobriété volontaire sont ce que le philosophe Ludvig Wittgenstein appelait des propositions-gonds. Elles constituent un socle de croyances sur la base desquelles nous interprétons le monde, et délibérons sur les problèmes que nous rencontrons ; des croyances dont nous avons à peine conscience et qui ne font pas l’objet d’un quelconque étonnement susceptible de les mettre en doute. Par ailleurs, ce sont des croyances « chaudes » en ce sens qu’elles soulèvent les passions. Aussi n’est-il pas aisé de dialoguer à leur sujet.
Les tenants de ces positions tombent par ailleurs dans un travers d’une grande banalité : le biais de confirmation. Les informations, connaissances dont ils se nourrissent sont sélectionnées pour renforcer leurs croyances, jamais ou rarement pour les questionner. Or, ces attitudes non critiques sont toutes les deux égarantes. Aucune des deux voies ne constitue à proprement parler un paradigme (au sens utilisé par Thomas Kuhn, le grand philosophe des sciences qui introduisit la notion de paradigme pour comprendre les changements dans l’histoire des sciences), c’est-à-dire au-delà de croyances et de théories plus ou moins biens étayées, une recette de succès pour la résolution de problèmes, ayant démontrer son efficacité. C’est pourquoi, nous devons faire preuve d’humilité et les considérer comme des hypothèses très générales dont la validité en tant que vision d’avenir est loin d’avoir été démontrée mais néanmoins susceptibles de façonner une solution satisfaisante aux défis qui se posent à nous. C’est ce que ce nous ferons ici.
Il y a néanmoins une différence entre les deux camps. Les Technoptis peuvent éventuellement revendiquer les succès économiques des décennies passées, comme preuve de la capacité de la voie qu’ils défendent à résoudre des problèmes sociaux importants. Ils proposent au fond et dans les grandes lignes de poursuivre l’expérience historique en cours dans les pays occidentaux, tandis que les partisans de la simplicité volontaire ont l’ambition de bâtir une société alternative qui n’a jamais existé. À défaut de cette perspective humble et sceptique, nous avons tendance à envisager les deux visions comme incommensurables et vouées uniquement à une lutte sans merci. Lorsque aucun dialogue ne nous semble possible, seul le rapport de force peut régler nos conflits de points de vue.
Y-t-il une place pour l’entreprise dans un « monde durable » ?
Cette lutte entre la perspective des partisans de la simplicité volontaire et les technoptimistes traverse le monde du travail, et particulièrement l’entreprise. Quelle que soit la perspective que vous adoptez, l’entreprise et le monde du travail y tiennent une place centrale. Mais pas la même ! C’est par le travail que nous transformons la nature en biens et services, c’est par le travail que nous acquérons notre pouvoir d’achat, c’est-à-dire notre capacité à consommer et c’est par le travail que nous bâtissons une bonne part de notre estime.
Pour les Sobvols il n’y a pas de place significative pour l’entreprise dans un monde redevenu durable parce que l’entreprise et le système économique dans lequel elle s’épanouit, le capitalisme, sont fondamentalement responsables de la crise écologique et que leur épanouissement ne peuvent que l’aggraver. Pour les Technoptis, il n’y aura pas de monde durable sans entreprises pour le bâtir car l’entreprise et plus largement le capitalisme sont des outils extraordinaires pour transformer les idées originales en innovation et résoudre ainsi des problèmes sociaux. La question peut surprendre tant l’entreprise est devenue une institution présente dans nos sociétés modernes. Mais, à l’échelle de l’histoire humaine, l’importance considérable prise par cette institution au cours des deux derniers siècles est tout à fait exceptionnelle. Et, rien n’est éternel en ce bas monde ! Le conflit des perspectives pose donc la question du rôle de l’entreprise dans la résolution de la crise, et de la place qu’elle pourrait avoir dans un monde redevenu durable. On pourrait même dire que poser la question de la place de l’entreprise dans un monde durable n’est pas seulement au coeur de l’opposition entre les deux camps.
Au fond, répondre à la question, c’est en partie répondre à la question de savoir ce que pourrait être un monde durable. Nous sommes tous pour la construction d’un monde durable, mais nous ne comprenons que ce concept est trop vague. Tout le monde comprend basiquement qu’il s’agit de réduire notre empreinte écologique afin qu’elle puisse de nouveau être supportée par les capacités bio productives de la Terre. Cette définition de base ne soulève probablement guère de désaccord substantiels. Mais, un monde durable compris en ce sens est compatible avec une multitude de réalités sociales, économiques, culturelles et politiques qui ne sont pas toutes également désirables, loin s’en faut. La France de Jeanne D’Arc avait une empreinte écologique durable, tout comme celle de Vichy ou de Germinal. L’empreinte écologique de la Somalie, de la Corée du Nord et du Bangladesh sont comprises entre 0,5 et 0,6 planète, pour autant, il n’est pas certain que nous soyons prêts à nous engager à construire un monde durable dans lequel nous aurions leur niveau de vie ou leur régime politique. L’opposition entre les deux perspectives met clairement en évidence (bien que de façon limitée) le caractère vague de la notion de « monde durable ». Ce flou peut donner l’illusion d’un consensus dont bénéficie d’ailleurs tous les protagonistes de notre histoire, qu’ils soient politiques, dirigeants d’entreprise, militants d’ong, etc. Mais il ne faut pas se leurrer, seule une situation un peu flottante, incertaine quant à ces orientations, rend possible une telle illusion. Il faudra aller plus loin, et sans doute plus rapidement que l’on ne l’imagine. C’est pourquoi la question de la place de l’entreprise dans un monde durable nous conduira finalement à la question de savoir ce que pourrait être un monde durable aux sens écologique, économique, social et politique.
L’opposition entre Sobvols et Technoptis est potentiellement très féconde, car elle soulève des questions fondamentales : Où allons-nous ? Où pouvons-nous aller ? Où voulons-nous aller ? C’est la question du cap, de la vision d’avenir qui se pose, celle du sens de l’action collective. Comme le dit Sénèque il y a bien longtemps « Il n’y a pas de vents favorables pour celui qui n’a pas de cap ! » La question du cap est d’autant plus importante que nous vivons dans un monde en accélération, plus complexe que jamais, instable. Dans un tel monde, on peut renoncer à se projeter dans l’avenir et en être réduit à vivre l’instant présent sans pour autant se trouver libéré de la question du sens de nos vies ni du souci de l’avenir, en particulier de celui de nos enfants.
Pourquoi le dilemme n’est-il pas négligeable ?
Dans la mesure où, dans nos économies de marchés et d’organisations, une très large majorité de citoyens travaille dans des organisations privées, on peut supposer que la tension existentielle entre les deux perspectives pourrait certainement avoir une influence forte sur le fonctionnement des entreprises. Le conflit en question n’a rien de marginal sur le plan individuel et a certainement incidence forte sur la relation entre les salariés et l’entreprise dans laquelle ils travaillent : le niveau d’engagement (motivation, loyauté, coeur mis à l’ouvrage, etc.). Le travail demeure dans nos sociétés une dimension fondamentale et essentielle de la vie humaine. Nous lui consacrons certes beaucoup moins de temps que dans les siècles passés, mais il n’en est pas moins vrai que nous accordons une importance plus grande que jamais au choix de notre travail, que nos journées sont très largement rythmées par nos heures de travail, que notre bien être individuel (et au-delà le bonheur de nos foyers) sont largement déterminés par ce qui s’y passe, ce que nous y faisons. Lorsque le travail perd son sens, il peut dans les cas extrêmes conduire au suicide. Le chômage est très souvent un drame qui génère beaucoup de malheurs : il isole socialement, suscite des addictions, et accroît la mortalité précoce. Bref, pour dire les choses simplement, ce que nous faisons dans notre travail ne nous est pas indifférent sur le plan existentiel mais influence considérablement notre identité, notre niveau de satisfaction dans la vie, notre estime personnel, etc. C’est pourquoi on ne saurait négliger le fait que les salariés soient déchirés entre les deux perspectives présentées brièvement ci-dessus, et ce d’autant plus dans un monde où les entreprises doivent innover tous azimuts. C’est le sens même de la relation à l’entreprise qui est en jeu. Et, compte tenu du fait que le travail s’effectue largement au sein d’organisations privées, c’est au-delà notre capacité collective à grande échelle à apporter une solution satisfaisante à la tension existentielle qui est en jeu. Par ailleurs, la montée en puissance de la préoccupation écologique au sein de nos sociétés occidentales au cours des dix dernières années, foncièrement liée à l’installation d’un sentiment d’impuissance collective, ne laisse guère planer de doute sur le fait que le dilemme, le déchirement intérieur, ne cessera de s’accentuer à moins que nous parvenions à obtenir des résultats à la hauteur des enjeux. Ce serait le cas si par exemple nous étions capables réduire notre empreinte carbone conformément aux accords de Paris sans qui cela conduise à une crise sociale et économique durable. Ce qu’aujourd’hui nous sommes loin d’imaginer. Certains estiment que cette année, en raison de l’épidémie de coronavirus, nous parviendrons à tenir nos objectifs de réduction de co2, mais au prix d’un recul sans précédent du PIB en temps de paix. Ce qui fit ironiser Jean Marc Jancovici qui, au cours de la crise, affirma que pour nous faire face au réchauffement climatique il nous faudrait une épidémie de COVID par an. Cette simple anecdote donne une idée de l’ampleur du défi qui se dresse devant nous et de notre incapacité, jusqu’à ce jour, et en dépit des discours tenus, à concrétiser l’idée d’un développement qui serait durable.
Un Grand Défi pour le XXIè siècle
Étant donné l’importance pour les entreprises de la différence de perspective entre partisans de la simplicité volontaire et technoptimistes, il est utile de les examiner de façon plus détaillée, et critique. Dans les premiers chapitres, je me propose donc de répondre à la question de savoir si l’entreprise peut avoir une place significative dans un monde durable. Nous commençons par un détour historique retraçant l’émergence de la tension existentielle qui caractérise notre époque. Comment la crise écologique a-t-elle émergé au terme d’un long processus de développement économique qui a apporté d’immenses progrès dans la condition humaine, transformant en profondeur nos sociétés, nos mentalités, nos aspirations ? Ce détour par l’histoire permettra trois choses. Premièrement, il nous aidera à clarifier les différences existant entre ceux qui pensent que l’entreprise a un avenir dans un monde durable et ceux qui en doutent. Deuxièmement, il servira de base pour l’analyse critique des deux camps. Enfin, à la lumière des traits saillants de notre histoire récente, nous proposerons un cap possible pour le XXIè siècle qui répondra dans les grandes lignes à la question de ce que pourrait être une conception désirable d’un monde durable.
La première partie se terminera ainsi par une proposition de dépassement des points de vue examinés et la formulation de ce qui nous apparait comme une vision d’avenir, propre à donner un caractère épique à notre époque, et que j’appellerai « Le grand défi du XXIème siècle ». Je ne prétends pas qu’il s’agit là de la seule vision d’avenir possible ou plausible. Cette vision, ce cap, m’apparaît néanmoins comme étant propre à dépasser les points de vue erronées et clivants que l’on rencontre le plus souvent et à offrir une perspective d’avenir souhaitable pour une large part de la population, et désirable pour les dirigeants d’entreprise qui ne veulent pas voir leurs organisation s progressivement se déconnecter des besoins et enjeux de leurs clients, collaborateurs et partenaires divers, et plus globalement de la société dans son ensemble.
La réalisation du Grand défi du XXIè siècle n’ira pas de soi, il ne se produira pas mécaniquement mais nécessitera des choix et le développement de capacités nouvelles. Il ne suffit pas non plus d’haranguer les entreprises pour qu’elles s’engagent dans la voie proposée. Car il est possible de souhaiter la réalisation du grand défi du XXIème siècle tout en étant impuissant à y engager son entreprise en raison des contraintes internes ou externes qu’elle subit. C’est pourquoi dans la deuxième partie, nous nous forcerons de comprendre comment l’environnement des entreprises s’est fortement complexifié depuis les années 70, faisant émerger ce que j’appellerai « Problème de l’innovation tous azimuts », c’est-à-dire cette injonction à innover constamment et sur tous les plans pour éviter d’être dépassé, éliminé, « ubérisé », « disrupté ». Se donner les moyens de comprendre dans quelles conditions globales les entreprises évoluent permet de mieux comprendre deux choses étroitement liées. La première, c’est que pour participer au grand défi du XXIème siècle, les entreprises doivent de surcroît être capables de surnager dans un environnement plus complexe que jamais, ce qui est loin de faciliter la tâche des dirigeants. La seconde, c’est que pour évoluer dans ce monde de l’innovation tous azimuts, les entreprises doivent être capables de mobiliser les facultés les plus hautes de leurs salariés (Empathie, créativité, apprentissage, esprit critique, etc.). Or l’usage et la mobilisation de ces facultés ne sont pas automatisables, ni pleinement rationalisables (pour le moment du moins), mais dépendent du consentement des personnes concernées. Ce qui pose un problème de management très difficile. Le problème de la mobilisation des facultés les plus hautes nous paraît fondamentale non seulement pour survivre dans le monde de l’innovation tous azimuts, mais également pour avancer vers la réalisation du grand défi du XXIè siècle. La mobilisation des facultés les plus hautes est une condition sine qua none de la résolution des deux autres problèmes mentionnés.
Après avoir formuler le problème de la mobilisation des facultés les plus hautes ainsi que les grands changements qui ont fait émergé ce problème de management, dans la troisième partie, nous examinerons trois options possibles pour y répondre de façon satisfaisante au problème de management soulevé par le monde de l’innovation tous azimuts et le grand défi du XXIè siècle. Comment parvenir à susciter l’envie de s’engager dans la résolution du problème de l’innovation tous azimuts et du Grand défi du XXIè siècle ? Existe-il un modèle d’organisation capable de parvenir à créer les incitations suffisantes ? Seront présentées et passées au crible de la critique le « Taylorisme » rajeuni ou « relooké » par les technologies digitales et l’émergence de l’idéal gestionnaire, « l’entreprise libérée » qui a suscité beaucoup d’espoirs depuis la publication du livre d’Isaac Getz et qui redonne vie à l’esprit de l’école des relations humaines qui avait déjà mis en doute le Taylorisme dans les années 30, et enfin « l’entreprise à l’écoute » qui renvoie à l’étude dirigée par Michel Crozier dans les années 80 dans plusieurs dizaines d’entreprises ayant compris que l’innovation était devenue la facteur clé de succès dans l’économie en voie de mondialisation. J’essaierai de montrer à la suite des travaux de Michel Crozier et d’autres sociologues que le Taylorisme rajeuni et l’entreprise libérée souffrent de la même limite, à savoir que ces deux réponses possibles au défi de l’innovation tous azimuts se heurtent au problème des effets contre-intuitifs et finalement à une méconnaissance du fonctionnement des organisations. Toutefois, mon propos ne sera pas d’affirmer qu’il est absolument impossible de faire face à l’environnement actuel ou de s’engager dans le grand défi du XXIème siècle en optant pour l’une ou l’autre de ces deux réponses. Il serait illusoire de croire que, quel que soit le contexte, une recette ou méthode unique pourrait convenir à n’importe quelle organisation, indépendamment de son histoire, de ces jeux de pouvoirs, de sa situation financière ou de son environnement économique et social proche. Je m’efforcerai surtout de mettre en évidence à l’aide d’analyses de cas concrets comment une méconnaissance du système organisationnel peut conduire à des réactions déconcertantes des organisations et à donner le sentiments aux dirigeants d’une gouvernance impossible, ou comment une telle méconnaissance peut donner une illusion de gouvernance. En creux, c’est sur l’importance de l’écoute et du dialogue que nous insisterons.
Dans la quatrième et dernière partie de l’ouvrage, nous aborderons un autre aspect du problème de la mobilisation des facultés les plus hautes : la question du sens de l’action collective. La question du sens au travail est l’objet d’une attention de plus en plus grande. Elle s’insère plus généralement dans le problème de la motivation. Le sens que nous donnons au travail constitue-t-il un facteur d’engagement important ? Est-ce le cas pour toutes les catégories de salariés ? S’agit-il d’un levier puissant relativement à d’autres comme celui de la rémunération, ou des possibilités d’ascension dans la hiérarchique, etc. ? Est-ce un levier pertinent aujourd’hui ? Et, si oui, comment l’actionner ?
Nous essaierons de montrer que parmi les leviers généralement disponibles, il est probable que le « sens » donné au travail soit à privilégier, sans pour autant négliger d’autres leviers plus classiques et bien connus. La raison profonde en est la crise du sens qui traverse le monde du travail. Celle-ci nous semble étroitement liée à la mise en doute de la conception « ordinaire » de l’entreprise et de sa justification utilitariste, celle qu’évoquait le prix Nobel d’économie Milton Friedmann, à savoir la théorie de l’actionnaire selon laquelle la seule et unique finalité de l’entreprise est la maximisation de ses profits au bénéfice de ses propriétaires. Cette idée de l’entreprise paraît de moins en moins convaincante aux yeux des acteurs de l’entreprise eux-mêmes. Et les attentes de la société à l’égard des entreprises sont de plus en plus fortes. La crise du sens en question se traduit certes sur le plan individuel, mais aussi et surtout sur le plan collectif, c’est pourquoi notre attention se portera foncièrement sur l’élaboration d’une stratégie pour répondre à la crise du sens de l’action collective.
Certaines recherches, notamment sur l’exposition des suicides professionnels, mettent en lumière des situations où les individus ne parviennent plus à donner un sens personnel ce qu’il fond dans leur travail. Mais, comme le souligne de nombreuses recherches, nous sommes particulièrement doués pour retisser du sens. Toutefois le sens que nous tissons à la suite de déceptions professionnelles a souvent une dimension subjective, voire solitaire. En somme, chacun construit le sens qu’il donne à son travail dans son coin, mais ce dernier ne constitue pas un sens partagé, collectif susceptible d’orienter l’action commune. C’est sans doute pour cette raison que beaucoup d’entre nous ont tendance à considérer que la question du sens au travail est d’abord une question subjective, personnelle. Et l’un des principaux objectifs de ce travail est d’explorer l’idée que développer au sein des entreprise la capacité à faire vivre un sens partagé de l’action de l’organisation est finalement un des enjeux fondamentaux pour répondre au problème de l’innovation tous azimuts et, au-delà, relever le grand défi du XXIème siècle.
Toutefois, le traitement de la question du sens de l’action collective au sein des entreprises se confronte à un Dilemme. En quelques mots, ce dilemme part d’un constat qui étonnera probablement peu de monde : il existe un grand écart entre l’importance accordée en paroles aux question de sens au travail, de la vision partagées, de valeurs, de la mission, etc, et la réalité des efforts destinés à donner corps aux postures et aux discours des dirigeants. D’un côté, les dirigeants semblent penser que la question du sens de l’action collective est un levier fondamental d’engagement et d’attractivité pour les salariés, les clients et les partenaires, et de l’autre, on ne peut que s’étonner de voir avec quelle superficialité sont réalisés les travaux formulant ce sens, l’absence de souci concernant la façon dont ces travaux sont compris et intégrés par les salariés dans leur quotidien, ou le manque d’efforts pour les intégrer dans la stratégie de l’entreprise. Comment expliquer ce dilemme ? Et comment en sortir ? Répondre à ces questions est l’objet principal de notre quatrième partie.
Optimistes ou pessimistes ?
Pour conclure cette introduction, nous voudrions faire deux remarques. La première concerne la question de savoir si la perspective dans laquelle nous écrivons est optimiste ou pessimiste. La seconde précise un point d’éthique du dialogue qui nous paraît fondamental. Fréquemment, la distinction s’appuie sur l’analogie du verre à moitié vide et/ou à moitié plein. On présuppose que pessimistes et optimistes voient strictement la même chose, et que ce qui les sépare c’est le regard qu’ils portent sur la réalité. Il s’agit de savoir si vous souhaitez voir les choses sous un angle favorable ou pas. En dans de l’analogie du verre, on présuppose qu’il faut être bien mal embouché pour choisir le pessimisme, et qu’en réalité, l’optimisme est tout de même à tous égards préférable. Nous pensons que ce raisonnement à partir d’un cas particulier (le cas du verre) déforme les choses. En fait, si l’on en croit les études menées en psychologie, il semble que l’optimiste et le pessimiste fabriquent des réalités différentes, ils filtrent différemment les informations. Ils expliquent leurs réussites et leurs échecs en fonction de schémas de pensée différents. Et il semblerait que les pessimistes soient parfois plus lucides, plus proches de la vérité, des faits, que les optimistes qui enjoliveraient les choses. Alors que l’explosion de la bulle immobilière de 2008 était imminente, l’optimisme était très largement de mise, comme à chaque fois ! L’optimisme irrationnel est sans aucun doute un ingrédient des bulles spéculatives qui génèrent certaines crises du capitalisme (Cf, livre les crises du Capitalisme). C’est peut-être l’intuition de cette vérité qui nous conduit à autant aimer les esprits sombres, à leur prêter volontiers rigueur, sérieux et profondeur, tandis que nous jugeons volontiers les optimistes naïfs. Toutefois, il faut se garder de croire que les pessimistes seraient entièrement dévoués à élaborer des visions du monde qui collent parfaitement à la réalité. Ils sont eux aussi sujets au fameux biais de confirmation qui nous incite à chercher préférentiellement les informations qui nous confortent plutôt que celles qui sapent nos arguments. Mais à tout cela il faut ajouter que les optimistes sont généralement plus aptes à faire face à l’adversité, à surmonter les épreuves, que les pessimistes qui courent le risque de s’enfermer dans un sentiment d’impuissance qui annihile toute initiative. Ceux qui raisonnent à partir de l’analogie du verre commettent au fond une erreur de raisonnement bien connue : ils raisonnent à partir d’une alternative trop simpliste qui crée de la confusion. Ils présentent les choses comme si nous devions choisir entre les deux attitudes de façon exclusive. Or s’il est vrai que pessimisme et optimisme ont leurs mérites et leurs limites, le problème est plutôt de concilier les deux attitudes, de trouver le juste équilibre, de faire preuve d’une forme d’optimisme tempérée de pessimisme. C’est ce que, tant bien que mal, nous nous efforcerons de faire ici. Quel que soit le camp que l’on choisit, nul ne peut se permettre le luxe de l’inaction. Et après tout, qui sait, peut-être qu’en chemin, nous serons surpris, car l’histoire humaine laisse place aux bifurcations imprévues, et imprévisibles. Une simple expérience de pensée permet de le comprendre. Mes grands-parents sont nés autour de 1930.
Les Hommes de cette époque, en particulier les européens, n’avaient-ils pas aussi de bonnes raisons d’être généralement pessimistes ? Avant la seconde guerre mondiale, les tensions sociales étaient explosives, s’exprimant à travers des combats politiques entre communistes et fascistes dont la violence, souvent physique, nous choquerait profondément aujourd’hui. Un Homme ou une femme âge de 35 ou 40 ans à la sortie de la guerre était un(e) jeune enfant au moment où la plus grande déflagration guerrière de l’histoire explosa faisant des millions de mort. Il ou elle y a probablement perdu un père, un frère ou un oncle, et en a subi les privations et les angoisses. Puis à la sortie de la guerre, aux dévastations, aux privations, est venu s’ajouter l’épidémie de Grippe espagnole qui faucha cent millions de vies supplémentaires. A peine adulte, sa vie fut de nouveau bouleversée par la plus grande crise économique de l’histoire, consécutive au Krach d’octobre 1929. Puis, parvenu dans la trentaine, alors que ses enfants étaient très jeunes, il ou elle connut une nouvelle Guerre qui balaya soixante millions de vie, dévasta des pays, inventa l’extermination industrielle, et la Bombe Atomique. Comment cette femme ou cet homme né(e) autour de 1910 aurait pu imaginer en 1945 que ses enfants nés dans les années 30 seraient la génération objectivement la plus bénie de l’histoire de l’humanité ? Auraient-ils été optimistes ou pessimistes si nous les avions interrogé sur l’avenir immédiatement après la guerre, alors qu’ils peinaient à nourrir leurs enfants ? Peut-être que le journaliste américain, Malcolm Gladwell a raison d’écrireque“le monde peut sembler immuable, implacable. Il ne l’est pas. Une petite poussée au bon endroit peut le faire basculer”.
On pourrait penser, non sans raison, que la perspective proposée est emprunte d’une touchante ou ridicule candeur. En effet, la conviction la plus profonde qui anime ce travail consiste en ceci que nous croyons que nous pouvons résoudre nos problèmes en dialoguant. Ce qui ne signifie nullement que la chose soit facile. Le dialogue, contrairement à une opinion courante, n’est pas un truc de bisounours. C’est une pratique difficile qui exige du courage, de l’humilité, entre autres choses. Admettre la difficulté du dialogue ne réduit pas l’objection. L’histoire montre en effet que les grandes avancées politiques et sociales qui ont évité à nos sociétés bouleversées par le développement économique et l’innovation de s’effondrer sur elles-mêmes et même qui ont rendu possible un progrès inouï à l’aune de l’histoire humaine, l’histoire montre que ces grandes avancées ont nécessité des luttes sociales violentes, soit ont bénéficié de cataclysme qu’aucun de nous ne souhaiterait pour ses enfants. Nous n’ignorons pas l’irrationalité dont nous autres humains sommes victimes, nos multiples biais qui nous enferment dans nos certitudes. Par ailleurs, notre individualisme forcenée s’accompagne d’une forme de relativisme qui mine la possibilité même du dialogue. Mais est-il souhaitable de se résigner à l’affrontement ? N’est-il vraiment pas possible d’imaginer et de prendre un autre chemin ? L’expérience passée n’est pas capable de justifier une conclusion certaine. L’espoir est donc permis. Mais l’espoir n’est pas suffisant, encore faut-il travailler à la mise en place des conditions du dialogue. C’est aussi une ambition pour nous d’apporter une pierre à cette réflexion.
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