Les valeurs dans l’impasse

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Introduction

Il est devenu banal pour une organisation d’afficher ses valeurs, d’énoncer sa mission, sa vision, sa raison d’être ou sa philosophie. Pourtant, comme le suggèrent sondages et échanges quotidiens, beaucoup d’entre nous considèrent ce phénomène avec incrédulité, voire – ce qui n’est pas si rare – avec cynisme. Comme si l’éthique, et plus généralement tout ce qui relève d’intérêts étrangers à la performance économique, devaient inexorablement rester extérieurs ou cosmétiques. Comme si revêtir des valeurs consistait nécessairement à porter un masque, à dissimuler les véritables intentions des organisations. La rencontre entre les discours sur les valeurs, la vision, la raison d’être qui s’efforcent de jouer avec le levier du sens de l’action collective (de « redonner du sens » comme on le dit souvent) et la défiance des clients, des collaborateurs crée une impasse pour la grande majorité des entreprises. Une impasse dont on ne saurait sortir en faisant simplement de beaux discours.

Notre but est double ici. Il s’agit d’abord de suggérer quelques hypothèses concernant l’origine ou les justifications de cette attitude. Ensuite, nous voudrions attirer l’attention sur ses conséquences funestes lorsqu’elle prend la forme d’un credo, d’un a priori, d’un préjugé, d’un biais, qui façonne nos visions du monde, de la société, et partant de là nos vies. Nous n’encourageons pas une attitude de naïveté en substitution de la méfiance systématique. Une attitude de vigilance et d’ouverture au dialogue sur les questions de valeurs, vision, etc. nous paraît plus propre à créer les conditions qui permettrons peut-être de sortir de l’impasse.

L’ancrage de la méfiance dans l’histoire récente

La méfiance s’ancre, selon nous, à la fois dans l’expérience et dans une certaine tendance intellectuelle relativiste de notre époque qui nous conduit à porter le soupçon sur tout discours. L’expérience tout d’abord. Il paraît clair que depuis les années 80, la foi inconditionnelle dans les marchés (la promotion d’une forme de capitalisme totalement débridé avec lequel même le vieil Adam Smith n’aurait pas été d’accord) a conduit du côté des entreprises à quantité d’abus, de scandales qu’elles se révélèrent le plus souvent incapables de réparer sans un secours de la puissance publique (quand ce fut le cas) : la catastrophe de Bhopal, le scandale Enron, la crise de 2008, l’explosion de Deepwater Horizon, la vague de suicide chez France Télécom, le diesel Gate, etc. La liste pourrait être très longue. Un minimum d’honnêteté intellectuelle nous oblige ici à accepter que ce sont ces comportements « égoïstes » qui ont miné l’image des entreprises dans l’esprit du public. D’ailleurs, Adrian Woolbridge et John Mickletwhait, les auteurs d’une histoire de l’entreprise dans laquelle ils insistent sur le caractère géniale de cette invention, n’hésitent pas à le reconnaître. La méfiance à l’égard des discours d’une entreprise sur ces valeurs ne tombe pas du ciel. La mémoire, même confuse, des faits, des méfaits, peut-être combinée à une sorte d’effet de halo, a forgé une défiance à l’égard de tout discours d’allure éthique venant des entreprises. Les beaux discours, les bons sentiments, les bonnes intentions (qui semblent se multiplier) seront-ils suffisants ?

Quoiqu’il en soit, si l’expérience corrobore l’idée qu’une certaine méfiance est de mise à l’égard des discours éthiques des entreprises, l’expérience nous dit seulement que certaines entreprises se comportent mal, elle ne peut apporter la preuve que le vice est inscrit dans l’essence même de cette institution. Conclure que toute entreprise serait en elle-même incapable d’un comportement guidé par des valeurs à partir de l’expérience est tout simplement une erreur de raisonnement, une erreur de logique, car l’expérience nous livre seulement la contingence du monde. Pour que la méfiance devienne un principe, il nous faut sans doute quelque chose de plus.

Le relativisme de notre époque

Le point ici présenté mériterait de plus longs développements. La tendance intellectuelle à laquelle nous pensons est souvent dite post-moderne en référence à certains courants philosophiques des années 60-70 qui ont infusé dans la société, et fait passer le message relativiste selon lequel tout discours est, en dépit des apparences, un instrument de pouvoir, de domination. « Il n’y a pas de fait, il n’y a que des interprétations. » Ce qui est présenté comme un vérité cache toujours une intention qui n’a rien à voir avec la vérité (qui n’est elle-même qu’une illusion), et n’est finalement qu’un instrument, un moyen pour atteindre des buts cachés : soumettre ou manipuler la classe ouvrière, les femmes, les musulmans, les collaborateurs, les homosexuels, la communauté biosphérique, etc. Cette perspective relativiste qui renonce à l’idée de vérité est répandue dans tous les milieux sociaux et bords politiques ou économiques. Elle sert aussi bien à dénoncer la domination qu’à l’asseoir. Les militants de tous bords s’en servent pour saper les points de vue de leurs adversaires. Les communicants, les politiques, les chefs d’entreprises, etc. parlent plutôt de « narratifs », de « storytelling », de « récits », de « Vision ». Tous font usage du langage comme d’un instrument d’influence. Certains penseront tout de suite aux théories du complot, mais en réalité, la pénétration de cette thèse va bien au-delà.

Un thèse paradoxale (facultatif)

Disons-le d’emblée, il s’agit d’une thèse d’une grande faiblesse théorique mais qui dispose d’une étonnante capacité de persuasion en pratique. Pour comprendre la faiblesse de cette thèse, il faut commencer par se demander de quelle genre d’affirmation il s’agit. Est-ce un constat empirique ou une vérité indépendante de l’expérience (et qui doit nous servir de « lunettes » pour voir la « réalité ») ? La première interprétation implique a minima que, dans certains cas possibles, la thèse serait fausse. Autrement dit, il serait possible d’imaginer des cas, voire de prendre des cas existants, pour lesquels la thèse serait fausse. On pourrait la discuter en s’appuyant sur des cas concrets. Ce serait une perspective d’enquête très intéressante que de chercher ce qui distingue les usages du langage qui servent des fins de domination, d’influence (uniquement), et ceux qui échappent à cet usage. Car, ne nous leurrons pas, ces usages existent bel et bien. Mais il nous semble que c’est une thèse plus forte qui est le plus souvent dans nos esprits. Notre relativisme ne tient plus à l’expérience (ce qui lui donnerait des limites). Nous en avons fait un principe. Nous l’utilisons comme une fondation, une prémisse, un point de départ, sur laquelle nous bâtissons nos conceptions du monde, de la vie bonne, ainsi que nos relations humaines (au travail en particulier).

Et le reconnaître n’a rien à voir avec le fait de soutenir une quelconque théorie du complot. À moins, comme cela semble être le cas de beaucoup d’entre nous, d’avoir suivi des cours d’histoire à l’académie des bisounours, il est clair que des complots, des tentatives de domination ont existé, et existe toujours d’ailleurs. Admettre ce fait général sur l’histoire et l’humanité est très différent de l’attitude qui consiste à voir des complot cachés partout et qui disqualifie a priori (en révoquant en doute les sources communes de témoignages supposées fiables d’information) toute possibilité de vérification et surtout de réfutation. La question de la fiabilité des témoignages est fondamentale dans cette histoire. Tout miser sur la vérification individuelle de nos croyances est tout à fait illusoire, car pour l’essentiel notre système de croyances est construit à partir de témoignages, d’une transmission fondée sur ce que le philosophe écossais des Lumières Thomas Ried appelait « le principe de crédulité ». Dire cela peut surprendre car dans nos sociétés individualistes et libérales présentes, où l’autonomie et la responsabilité individuelle sont érigées en valeur sacrées, reconnaître que nous ne sommes pas (dans une large mesure) responsables de notre vision du monde peut apparaître comme une preuve de faiblesse. Je reviendrai sur ce thème dans un autre article.

Interprétée comme une vérité a priori (c’est-à-dire un énoncé philosophique), la thèse relativiste n’échappent pas à l’objection d’autoréfutation classique en philosophie. La stratégie argumentative à suivre est assez simple. Dès lors que l’on cherche à appliquer la thèse relativiste à son propre cas nous tombons sur un paradoxe. Celui qui affirme que « Le langage n’est pas un moyen d’énoncer la vérité (qui n’existe pas), mais un instrument de domination dissimulant des intentions. » est bien obligé d’utiliser le langage pour énoncer sa thèse qu’il estime certainement vraie. Maintenant, faites comme si la thèse relativiste était vraie (ce que semble penser le relativiste qui conteste ces adversaires !) : alors nous devons en conclure qu’il n’y a pas de vérité et qu’elle n’est elle-même qu’un instrument de domination au service de buts cachés. Si elle est vrai, alors la vérité n’existe pas !

Juste des idées ?

Toute fausse du point de vue théorique qu’elle soit, cette thèse relativiste a malgré tout avoir des applications concrètes d’une grande efficacité. Il nous faut considérer ce que ce genre de thèse peut avoir comme conséquences une fois qu’elle est incorporée dans nos systèmes de croyances individuelles, lorsqu’elle devient un préjugé, un biais, un a priori nous servant à comprendre toute relation humaine, que ce soit dans l’entreprise, dans le débat public, ou dans les relations amicales ou domestiques. Nous avons acquis l’habitude de considérer tout discours comme nécessitant une interprétation relative aux intentions cachées. Nous avons a priori quelques difficultés à croire que le discours d’une personne puisse exprimer ses intentions clairement, qu’elle cherche à énoncer honnêtement ce qui lui parait vrai, ou juste, ou moral, et que son attitude ne se réduit pas complètement à la poursuite de ses intérêts égoïstes. Arrêtons-nous un instant pour faire une expérience de pensée. Que peut-il bien se passer lorsque dans un groupe les acteurs ont adopté le principe relativiste ? La réponse est simple. L’existence de la confiance, du sentiment d’une compréhension mutuelle qui rend possible l’engagement dans une bonne coopération relève du miracle. En l’absence de confiance, comment pouvons-nous résoudre les problèmes que nous rencontrons ? Pas par l’écoute et le dialogue. Reste le rapport de force, la confrontation et l’art de la persuasion qui évite le dialogue, que l’on nommait il y a un siècle propagande (cf, L’ouvrage Propaganda d’Edward Bernays, l’inventeur des relations publiques, et celui d’Aldous Huxley, Retour sur le meilleur des Mondes.) et qu’une certaine pudeur nous conduit à nommer aujourd’hui communication.

Un groupe humain qui prend le relativisme comme principe instaure de fait un cadre où les conflits, les tensions, etc. ne peuvent être résolus que par un rapport de force plus ou moins direct, l’émergence d’une domination, même subtile dans le cas de la persuasion. L’expérience que nous faisons de ce genre de jeux dans les entreprises, dans nos familles, dans le débat public, constitue sans doute un élément supplémentaire qui vient renforcer notre relativisme en fonctionnant comme une sorte de prédiction autoréalisatrice. Notre relativisme de principe crée des situations qui justifient notre relativisme de principe. Et, l’ironie de la situation réside dans le fait que nous avons tendance à justifier notre méfiance à l’égard d’autrui en faisant appel à des causes externes, des causes indépendantes de nous, sans apercevoir notre contribution à la création de ses causes prétendument indépendantes. Comprendre l’influence funeste du relativisme de principe est sans doute le premier pas pour pouvoir s’en sortir. Ceci vaut pour le cas des discours sur les valeurs, la vision, la raison d’être, etc. Répéter, décliner, en variant le ton, que la telle ou telle valeur ou raison d’être « est le pilier du développement », « correspond à l’adn … « , etc. sans tenir compte de la défiance justifiée par l’expérience, sans lui répondre, sans la reconnaître, ne rend pas possible l’émergence d’un compromis nouveau. Et les actes, dira-t-on, s’il y a des actes et des résultats… On pourrait s’attendre à ce qu’ils changent notre perception. Mais pour qu’il y ait des actes, et des résultats significatifs obtenus par l’organisation qui répondent aux enjeux sociaux et environnementaux de l’époque, il est indispensable que le sens de l’action collective soit suffisamment partagé par les membres de l’organisation et d’une clarté propre à rendre possible une mise en oeuvre. Ces deux conditions, autant que nous puissions l’observer, ne sont que rarement réunies. Les discours sur les valeurs élaborées à des fins de persuasion, de communication, ne sont pas de cette étoffe.

Conclusion

Malgré tout ce que nous venons de dire, c’est un fait que ce scepticisme à l’égard de la détermination ou de la capacité des organisations à agir en vertu de valeurs énoncées de façon explicite n’est pas universel. Notre optique n’est pas cynique, ni pessimiste. Le cynisme permet sans aucun doute de se protéger, de sublimer un sentiment d’impuissance, de se donner belle allure, de la profondeur, mais il correspond à une défaite des aspirations à l’égard de l’action collective. Nous ne sommes pas certains que cette attitude soit de mise dans le contexte actuel. Notre but est de parvenir à formuler le problème du sens de l’action collective de façon suffisamment clair pour évaluer la puissance relative de ce levier. Dans quelle mesure (et à quelles conditions) un discours exprimant les valeurs, la vision, la raison d’être, la philosophie, etc. est susceptible de guider l’action d’une organisation et de donner du sens au travail ? Sommes-nous absolument sûr qu’une bonne campagne de com interne ou externe est suffisant ? Aujourd’hui, ce problème nous paraît très mal compris, il suffit pour cela de regarder les discours (de la charte au slogan) produits par les organisations (Nous y reviendrons).

Eric Lemaire

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