Edgar Added, dans un article publié dans la Harvard Business Review intitulé Gouvernance : entrez dans l’ère de la raison d’être, défend l’idée que l’émergence de la raison d’être des organisations, en particulier des entreprises, constitue une « révolution culturelle » qui va permettre d’harmoniser les intérêts privés des actionnaires et ceux du Bien Commun. L’intégration de la défense du Bien Commun dans les fondations des entreprises seraient gros de promesses : développer la capacité des organisations à mobiliser l’intelligence collective, et par voie de conséquence la performance collective. Telle serait la recette d’une croissance durable. Bien sûr, comme y insiste l’auteur, tout cela suppose des ajustements, et n’est pas facile. Il ne faut pas en rester au relooking !
Néanmoins, ce qui frappe dans l’article de monsieur Added, c’est qu’il élude une tension entre deux fonctions d’une raison d’être. D’un côté, il mobilise un argument qu’il est difficile d’étayer par les faits (ce qui n’implique pas qu’il faille défendre le statu quo) selon lequel la raison d’être aiderait à mobiliser, et in fine à accroître la performance. Argument utilitariste qui justifie la raison d’être par les conséquences ou effets du travail sur cette dernière. L’argument utilitariste affirme en creux qui si la performance n’est pas au rendez-vous, alors la raison d’être doit être abandonnée, corrigée. Autrement dit que la raison d’être est un moyen en vue d’une autre finalité, jugée plus élevée, la performance économique. Or, si ce que vous identifiez à votre raison d’être (un slogan, un texte, etc) est un moyen en vue d’une fin (la performance), alors ce n’est par définition pas votre raison d’être !
D’un autre côté, il reprend l’idée (séduisante dans cette période de crise) que la raison d’être est ce qui nous reste lorsque l’on a tout perdu. Autrement dit, il évoque l’idée que la raison d’être suppose un ancrage profond des croyances qui y sont contenues. Ce second point entre en tension avec l’argument utilitariste. En effet, la formule « lorsque l’on a tout perdu » suggère que la performance, les profits, etc. ayant disparus, notre raison d’être doit rester notre boussole, car elle est l’authentique finalité de notre entreprise. Ici, la raison d’être joue un véritable rôle de raison d’être, de finalité intrinsèque de l’entreprise, c’est-à-dire de finalité indépendante des résultats qu’elle produit, ou rend possible. Nous avons ici une confusion conceptuelle constante chez les personnes qui évoquent la raison d’être. Une confusion gênante car elle ne fait pas avancer le problème.
Cette tension soulève deux questions très délicates, fondamentales et non consensuelles, deux questions que nous sommes loin d’avoir résolues et pour lesquelles il nous faudra expérimenter et dialoguer :
- Est-il possible de mettre réellement l’entreprise au service du Bien Commun ? La prétention est-elle fondée ? Pourquoi ? Et si oui, à quelles conditions ? (Est-ce souhaitable ?) Ou faut-il penser que la coïncidence entre l’action des entreprises et le Bien Commun ne peut être que contingente, en raison de la nécessaire subordination aux intérêts des actionnaires ?
- Comment articuler concrètement le fait qu’une entreprise doit survivre, voire même se développer (ce qui implique une certaine performance économique) avec le fait de servir une cause, la défense du Bien Commun (de façon non accidentelle) ?
Il associe la performance économique à la pierre à l’édifice du Bien Commun, via la contribution à l’amélioration des conditions de vie, etc. Ce qui n’a rien de révolutionnaire. Ce qui manque même le problème énoncé ci-dessus : car si nous nous pouvons aujourd’hui la question de la raison d’être des entreprises, c’est précisément parce que l’argument utilitariste classique qui justifie la contribution de l’entreprise au Bien Commun par le fait qu’elle crée des richesses et les redistribue (plus ou moins équitablement, et véritablement) a perdu en crédibilité, et ce en raison de trois facteurs au moins :
- l’émergence des enjeux écologiques qui questionne la possibilité physique d’une croissance indéfinies ou durable,
- du paradoxe d’easterlin qui questionne la corrélation entre croissance et accroissement du bonheur collectif (qui était un présupposé de notre conception du développement économique et un motif fort pour nous y engager collectivement.)
- de la crise du contrat social méritocratique et la remontée des inégalités (Cf, M.Sandel, 2020, The Tyranny of Merit, et Algan/Cohen sur la montée du populisme, et Piketty 2013, 2019) étroitement liée à la mondialisation et aux effets de la digitalisation depuis la fin des années 70.
Ces facteurs mettent en question (je ne dis pas réfutent) l’idée que la création continue de toujours plus de richesses va dans le sens du Bien Commun.
Par ailleurs, bien qu’affirmant que « l‘entreprise est dans la société, et la société dans l’entreprise », il ne prend pas la mesure de la seconde partie de l’affirmation. Or c’est elle qui rend délicate la construction d’une raison d’être et permet sans doute de comprendre en partie les réticences. Le fait que la société soit dans l’entreprise signifie concrètement qu’y existent les divisions, les tensions, les souffrances et angoisses de la société. Ce qui signifie que l’on peut difficilement construire une raison d’être qui ne serait pas une compilation de banalités (ce qui est généralement le cas : résumée sous la forme de slogan qui font consensus essentiellement parce qu’ils sont ambigus et que chacun peut y aller de son interprétation personnelle) sans se confronter à ces divisions. Mais en rester à des banalités superficielles ne fera jamais de votre raison d’être une boussole, donc une raison d’être ! Sortir des banalités impliquerait d’entrer dans les conflits de visions, de valeurs, dans les sentiments d’injustice, dans les inégalités, etc. et de rompre avec la neutralité de l’institution.
Or chacun peut le constater, notre société est plus plurielle et divisée que jamais. Peu d’entreprises et d’organisations publiques sont prêtes à faire, par crainte d’ouvrir la boîte de Pandore et de voir leur gouvernance, déjà compliquée dans le monde de l’innovation tous azimuts, rendue incontrôlable. Peut-on réussir à accorder sur des convictions profondes relatives à la contribution au Bien Commun des personnes aussi différentes que les Antispécistes, les athées, les transhumanistes, les décroissants, les anti-mondialistes d’extrême-droite ou gauche, les Véganes, les LGBT, les croyants chrétiens, musulmans, etc., les pauvres et les riches, ce qui s’estiment méritants (les vainqueurs de la mondialisation) et et ce qui se ressentent déméritants, etc.? Et le tout avec une culture du dialogue très faible et un niveau de défiance nationale très élevé ?
Le scepticisme eu égard à la possibilité d’accorder les personnes sur une vision de la Justice non minimale, sur une vision du Bien Commun est un thème ancien présent chez un penseur libéral comme Hayek (Cf, La route de la servitude), ce qui lui fournissait un argument en faveur de la liberté des individus et des marchés, et une critique du socialisme et de l’autoritarisme qui ne pouvait qu’en découler (pour étouffer les divergences de points de vue sur le Bien Commun, la Justice). Il avertissait sur les risques de dérives autoritaires. Ce dernier écrivait dans les années 40, au moment où la perspective d’une croissance continue de richesses, en laquelle peu de gens croyaient (Cf, La lettre de Keynes à nos petits-enfants) résonnait avec une aspiration forte des sociétés à pouvoir améliorer ses conditions matérielles de vie. Cette aspiration a sans doute constitué notre idée implicite du Bien Commun pendant des décennies. Mais l’époque a changé. On ne saurait la prendre comme une évidence. Beaucoup d’entre nous doutent de la possibilité d’une croissance durable. Les autres proposent des actes de foi. Il est urgent de parvenir à dialoguer sur ces questions essentielles.
À mon sens, le défi vaut le coup, même si le scepticisme d’un Hayek est loin d’être gratuit (d’autant moins dans nos sociétés du XXIème siècle bien plus individualistes), c’est pourquoi je défends la philosophie d’entreprise, mais il ne faut pas le sous-estimer. Il existe de fait plusieurs conceptions distinctes et plus ou moins antagonistes du Bien Commun dans notre société. On ne peut faire de la référence au Bien Commun une sorte de norme extérieure à la société, une norme qui ne serait pas construite par NOUS, mais trouvée, ready made, qui susciterait spontanément l’adhésion, et à laquelle l’entreprise pourrait se conformer simplement si elle le veut. L’usage qui est fait de cette notion de Bien Commun, dans des articles de ce type est tout simplement vide de sens.
Eric Lemaire