Introduction
Plusieurs observateurs attentifs du monde du travail, comme Christophe Desjours, François Dupuy ou Vincent de Gaulejak insistent sur le fait que le niveau de confiance entre les personnes n’est pas ce qui le valorise le plus. Dans les faits, la confiance a tendance, semble-t-il, à être considérée comme un ingrédient relativement marginal, comme une partie de l’Aléa humain dont il nous faut justement pouvoir nous passer grâce à ce que François Dupuy nomme le triptyque infernal : process-indicateurs-reporting. Ce qui est pointé du doigt n’est pas l’existence même du contrôle (comme dans les discours utopiques et confus des libérateurs tels que Jean François Zobrist ou Alexandre Gérard), mais son excès.
Nous voulons suggérer deux choses ici. La première est que la confiance joue un rôle essentiel dans le bon fonctionnement de nos organisations, et plus généralement de nos sociétés. La seconde est que je crois qu’une bonne partie de l’incompréhension ressentie par les dirigeants face à l’attitude de leurs collaborateurs, et par les collaborateurs face aux décisions de leurs dirigeants, gagnerait à être comprise en terme de déficit de confiance. Dit autrement, nous voulons inviter le lecteur à simplement considérer l’idée qu’une bonne leçon à tirer de cette période pénible est peut-être de revaloriser l’importance de la confiance de nos organisations.
Un constat étonnant
Le constat peut surprendre, tant il est vrai que la confiance fait l’objet d’une attention certaine dans les discours sur l’entreprise et le travail. Et pourtant. L’indice peut-être le plus éloquent de l’indifférence largement répandue en pratique à l’égard de la confiance réside dans le fait que les organisations qui cherchent à la mesurer et à utiliser les résultats de leurs enquêtes pour s’efforcer de la retisser sont assez rares. Est-ce donc que la confiance serait inutile à une organisation ? Que ce soit en période de beaux temps ou de gros temps ?
Le faible intérêt que soulève en pratique la question de la confiance est aussi à mettre en relation avec l’inflation des discours sur le Bien être au travail. Surtout lorsqu’on lit sous la plume de Yann Algan et de ses co-auteurs que :
« Des informations, disséquées par des milliers de chercheurs, de toutes disciplines, de tous pays, montrent que le Bien-être dépend essentiellement de la qualité des relations sociales. C’est un des résultats les plus spectaculaires des recherches récentes. (La fabrique de la défiance, p.10) »
Quels résultats en matière de Bien-être est-il réellement possible d’obtenir en faisant fi de la question de la confiance ?
La France et la confiance
Depuis quelques temps déjà, des chercheurs se sont intéressés à la question de la confiance sous différents aspects. On cherche à mesurer le niveau de confiance interpersonnelle, son évolution dans le temps, au sein d’une société, d’une région, etc. On enquête sur la confiance dans les élites, les politiques, les députés, les entreprises, etc. Partant de là, d’autres questions sont posées, comme celle de savoir si les sociétés où la confiance interpersonnelle est bonne se distinguent des autres. Sont-elles plus heureuses ? Y vit-on plus longtemps ? Sont-elles plus prospères ? La confiance nous rend-elle plus intelligents ? etc.
Que nous disent les études sur la France ? Grossièrement, que nous ne sommes pas le pays le plus confiant du monde ! En 2007, nous nous sommes classés 58è sur 97 en terme de confiance dans l’enquête de la World Survey Value (La Fabrique de la Défiance, p16). Au sein de l’OCDE, nous sommes dans le trio de queue avec le Portugal et la Turquie. Le graphique ci-dessous correspond à une vague plus récente de l’étude. En France, le Sevipof, à Sciences Po réalise depuis dix ans environ un baromètre de la confiance que vous pouvez consulter ici et qui corrobore les résultats évoqués.

Dans le travail, les choses sont-elles différentes ? Dans la Fabrique de la défiance toujours, les auteurs écrivent à ce propos que :
« Le sentiment de ne pas appartenir à une communauté se manifeste de façon inquiétante dans la vie professionnelle également. Moins d’un français sur quatre est prêt à travailler davantage que ce qui lui est demandé afin d’aider son entreprise ou son organisation à réussir. C’est de loin la proportion la plus faible parmi l’ensemble des quinze pays occidentaux interrogés. En moyenne, dans les autres pays, près de deux personnes sur trois déclarent vouloir travailler plus pour l’institution dans laquelle elles sont employées. (p.25) »
La France affiche également le plus haut niveau de conflit entre employés et managers en Europe de L’ouest (L.Davoine et D.Méda, Place et sens du travail en Europe : une singularité française). D’après le baromètre de la confiance du SEVIPOF, l’opinion des français sur les grandes entreprises publiques ou privées n’est pas bonne. Seules les PME s’en sortent plutôt bien, comme on peut le voir dans le graphique ci-dessous qui exprime les niveaux de confiance dans les acteurs économiques et sociaux en 2019.

Si l’on se tourne à présent sur ce qui se passe à l’intérieur des entreprises, on constate que la France se caractérise par un indice de distance hiérarchique élevé, en fait, « le plus fort parmi les pays industrialisés comparables » (idem, p.88). L’indice de distance hiérarchique, dit indice de Hofstede du nom du psychologue travaillant chez IBM qui l’a élaboré au tournant des années 1970, mesure le pouvoir des managers sur leurs subordonnés. Il s’intéresse notamment à « la crainte des salariés d’être en désaccord avec leurs supérieurs hiérarchiques, l’autocratisme et la volonté des subordonnés d’être associés aux prises de décisions. » Mise en relation avec les études sur la confiance, Y.Algan et ses co-auteurs en concluent que :
« Dans les pays où la confiance mutuelle règne, les entreprises laissent une grande autonomie aux salariés qui communiquent et se coordonnent pour atteindre des objectifs communs. Si c’est au contraire la défiance qui règne, la hiérarchie doit orienter et contrôler la moindre décision individuelle. (Idem, p.90) »
La France n’est pas le paradis de la confiance en général, ni en particulier dans le monde du travail. D’ailleurs, la France n’est seule concernée. Les États-Unis que nous considérons souvent comme une société de confiance connaissent un effondrement de leur capital social et de la confiance interpersonnelle comme en témoigne le fameux livre de Robert Putnam d’Harvard intitulé Bowling Alone. Et alors ? pourrait-on dire. Cela est-il si grave ? Après tout ? Prenons un exemple rapide pour illustrer une façon dont un déficit de confiance peut se manifester et la façon dont il peut influencer négativement la vie d’une organisation.
Quand l’indignation ne mène nulle part, si ce n’est à renforcer le problème
Il est encore difficile de tirer des leçons de la crise sanitaire que nous connaissons même si nous voyons fleurir ça et là les Prophètes. Prédire ce qui restera de tout ce bouleversement inattendu qui n’est pas terminé est une gageure désespérée. Toutefois, il n’est pas interdit de commencer à réfléchir aux leçons que nous pourrions tirer de cette crise. Si je devais en nommer une, ce serait la suivante : rendons-nous compte de ce que le déficit de confiance « coûte » à nos organisations. Voyons combien nos formes de management qui voient dans la confiance un aléa se trouvent dans l’impuissance lorsque la confiance ne lubrifie pas les rouages. Lorsque les choses vont bien, il me semble que beaucoup d’entre nous considèrent que soigner la confiance est inutile. Lorsque l’on suggère d’engager des ressources dans le maintien ou le rétablissement de la confiance, le calcul coûts/bénéfices se fait rarement à la faveur de cette dernière. La confiance n’est pas la priorité.
Par gros temps, pointer les effets concrets d’un manque de confiance est peut-être plus facile. Au moment de la rentrée, j’ai eu l’occasion de participer à un échange où un cadre dirigeant d’une grande banque témoignait sur les difficultés éprouvée depuis plusieurs semaines par son comité de direction à faire revenir les collaborateurs au bureau et à les remobiliser. Concrètement, le bon fonctionnement de l’entreprise paraissait entravé, du moins suffisamment pour que le sujet soit véritablement pris au sérieux par l’équipe dirigeante. Ils se confrontaient à un manque de bonne volonté suscitant une profonde indignation. L’interprétation en était la suivante : « Les gens sont égoïstes, ils n’ont pas l’esprit de corps, le sens du collectif. Ils sont méfiants. Ils ne veulent pas faire d’effort pour leur entreprise. » Ces dirigeants se confrontaient alors à un effet contre-intuitif (cf, notre article Quand lutter contre la tricherie la généralise), c’est-à-dire à une réaction des membres de l’organisation qui paraît se faire en dépit du bon sens.
L’explication, qui fait appel aux traits psychologiques des individus, n’est pas féconde. Elle n’explique rien ou si peu et ne fait que nourrir un certain agacement. Et puis, on pourrait se demander pourquoi la banque a engagé autant d’égoïstes. Un tel constat pourrait interroger les processus de recrutement et la capacité des décideurs eux-mêmes à recruter les bonnes personnes !
Le témoignage de ce cadre dirigeant évoque typiquement une situation de non confiance. Le comportement des collaborateurs apparaît comme incompréhensible, insensé. D’où la tentation d’une explication simple et générale, mais qui laisse peu de choix (à part la contrainte) pour gérer la suite. Une explication qui d’ailleurs, en l’absence d’une enquête n’est au mieux qu’une hypothèse.
Certaines questions pourraient être intéressantes à poser. Les collaborateurs nous font-ils confiance pour gérer correctement cette crise ? Pour garantir un retour dans de bonnes conditions ? Comment ont-ils compris notre demande de revenir travailler, leur est-elle apparue comme justifiée ? Ne l’ont-ils pas pris comme un acte de défiance à l’égard du télétravail, comme l’expression d’une volonté de contrôle lié à un soupçon sur leur niveau d’engagement ? Ont-ils vraiment divorcer en masse d’avec les intérêts de l’organisation (du moins tels que nous nous les figurons) au point de privilégier leurs intérêts personnels dans des circonstances difficiles ?
Le simple fait que notre homme et de son comité soient à cours de réponse ici montre le manque d’attention vis-à-vis de la question de la confiance. Car si un dialogue destiné à entretenir la confiance existait, ces questions susciterait bien sûr des hypothèses plausibles. Dans une organisation où la confiance existait, la direction aurait pu disposer d’une stratégie adéquate sans y passer d’interminables et manifestement infécondes réunions. Et sans qu’ils ne souffrent d’un agacement profond doublé d’un jugement sur l’égoïsme généralisé des collaborateurs qui n’est propre à ramener la confiance mutuelle et qui risque fort de les conduire à prendre des décisions qui dégraderont encore la situation.
La confiance est-elle importante ?
En 1972, lorsqu’il reçut le prix Nobel d’économie K.Arrow se vit poser la question de savoir ce qui expliquait à ses yeux la richesse de nations. Déconcertant tout le monde, il répondit que « virtuellement tout échange commercial contient une part de confiance comme toute transaction qui s’inscrit dans la durée. On peut vraisemblablement soutenir qu’une grande part du retard économique d’une société est due à l’absence de confiance réciproque entre ses citoyens. » Son idée fut depuis corroborée par de nombreuses études (cf, La fabrique de la défiance, p.98-102).
Un bon niveau de confiance va de pair avec un cercle vertueux de « réciprocité généralisée », ou pour le dire autrement avec le fait que La Règle d’Or (« Fais pour autrui ce que tu voudrais qu’il fasse pour toi. ») irrigue les relations entre les personnes. Le philosophe M.Taylor, cité par R.Putnam dans Bowling Alone, décrit très bien l’idée :
« Each individual act in a system of reciprocity is usually characterized by a combination of what one might call short-term altruism and long-term self-interest. I help you out now in the (possible, vague, uncertain, and uncalculating) expectation that you will help me out in the future. Reciprocity is made up of a series of acts each of which os short-run altruistic (benefiting others at a cost to the altruist), but which together typically make every participant better off. (Robert Putnam, Bowling Alone, p.133″
Au niveau des entreprises, il semble que celles où la confiance est répandue sont plus performantes. Ainsi, se poser ces questions et enquêter auprès des personnes concernées, accepter de se confronter à un retour (peut-être pas toujours agréable) ne pourrait-il pas être plus utile que de se complaire dans l’indignation ?
Conclusion
Ainsi si cette crise pouvait amener davantage de dirigeants à prendre conscience de l’importance de la confiance, et à enquêter sur son état et ses ressorts au sein de son organisation, elle n’aurait pas été tout à fait inutile. Au-delà des contextes particuliers, nous pourrions prendre un peu de recul pour réfléchir à ce qui dégrade la confiance dans les organisations. Quelle influence du « management par le stress », l’encouragement d’une concurrence exacerbée ? Entre 1980 et 2010, les salaires des dirigeants ont été multipliés par 10 (Daniel Cohen, Homo Economicus, p.68). Sur la même période, les classes populaires et une partie des classes moyennes des pays riches n’ont que très peu, voire dans certains cas pas du tout, bénéficié de la croissance. J.P Morgan, le fondateur de la banque qui porte encore son nom, un homme qui ne se distinguait pas par des opinions politiques d’extrême gauche, affirmait il y a un siècle qu’il n’aurait pas confiance dans une entreprise où le patron gagnerait vingt fois plus que ses salariés. Peut-on sérieusement imaginer que ces éléments n’ont aucune incidence sur le niveau de confiance dans nos organisations ? Enfin, dans un contexte où la question de la raison d’être des entreprises se pose de plus en plus, il est difficile d’imaginer dépasser les effets d’annonce sans qu’une véritable de politique de confiance soit déployée en interne. Nous reviendrons sur les explications et ramifications du délitement de la confiance dans un prochain article. Abonnez-vous à notre newletter pour être mise au courant !
Eric Lemaire
Merci Eric pour cet article et les nombreuses références d’auteurs et de données qui y figurent. J’y rajoute celle du livre passionnant bien que ancienne de Alain Peyrefitte « La société de confiance » – Editions Odile Jacob – qui est sa thèse soutenue à la Sorbonne 1994 après 46 ans de réflexion et d’action politique et humaine. Bien cordialement, Louis.
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Merci beaucoup Louis. C’est un livre dont j’ai entendu parler. Mais je ne l’ai pas eu entre les mains. Pas encoure 😉
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