Bonheur et raison d’être (2) : Les Trente Glorieuses et au-delà

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L’argument selon lequel la raison d’être des entreprises doit être l’accroissement du bonheur du plus grand nombre suppose que les entreprises soient effectivement capables d’enrichir les populations. Les entreprises ont-elles donc contribué à accroître la richesse des populations ? Chacun connaît la réponse. Si la croissance parait de plus en plus difficile à trouver dans les économies avancées (les économistes ne sont pas d’accord sur la question de savoir si la croissance reviendra un jour), il n’empêche que nous avons connu des décennies de croissance forte. En particulier en France, pendant la période d’après-guerre que nous avons baptisé les Trente Glorieuses, et pour laquelle nous entretenons une nostalgie certaine. Il n’est pas inutile de revenir brièvement sur les changements prodigieux que la France a connu en l’espace d’une génération. Nous verrons ensuite, brièvement, que les progrès que la France, et d’autres nations occidentales, ont connu sont en train de se diffuser dans d’autres parties du monde. Les faits impressionnants, en vérité inouïs à l’aune de l’histoire, que nous allons évoqués viennent donner une base solide à l’idée que l’entreprise en tant qu’institution est justifiée socialement par sa contribution à la félicité collective.

Le Grand bond en avant des Trente Glorieuses

Au début du XXè siècle,“la Révolution de la productivité” s’amorça, alors que le spectre révolutionnaire, dont Marx avait parlé en 1848, hantait plus que jamais les bourgeoisies des pays industriels. Concomitamment, les conditions sociales et économiques indispensables pour que cette révolution produisent des progrès authentiques et apaisent les sociétés capitalistes, se mirent en place. La crise de 1929, et la seconde guerre mondiale ralentirent ce décollage. Mais, après la seconde guerre mondiale, le monde assista à un développement extrêmement rapide, en réalité du jamais vu, qui permit à plusieurs nations (États-Unis, France, Allemagne, Japon, etc.) d’achever en une génération ce que Jean Fourastié avait nommé en 1949 le Grand Espoir du XXème siècle. Les conditions de vie matérielles des populations de quelques nations les plus avancées économiquement s’améliorèrent de façon prodigieuse. Et un fait nouveau advint, porteur de nombreuses conséquences sur le plan culturel : des générations entières d’hommes et de femmes naquirent dans un monde où la survie avait cessé d’être la stratégie première de l’existence individuelle. Lorsque l’on se replonge dans cette époque dont nous sommes toujours nostalgiques (croissance forte, plein emploi, progrès rapide et palpable), on ne peut qu’être frappé par la rapidité et l’ampleur de transformations matérielles et sociales qui nous apparaissent aujourd’hui comme allant de soi. Beaucoup d’entre nous, y compris souvent ceux qui ont vécu et bâti cette transformation, ont un souvenir relativement vague des ces changements. Faut-il s’en étonner lorsque l’on sait que Jean Fourastié faisait déjà ce constat dans les années 1970, alors nous étions tout juste en train de parvenir au terme de ces Trente Glorieuses. Il est fréquent que l’on réduise largement cette période à une révolution économique. Or, la transformation économique a bouleversé la société dans son ensemble, nos genres de vie, nos moeurs, sur une multitude de plans : nature du travail, temps libre et aspirations personnelles, rapport au enfants, niveau d’éducation, occupation du territoire, etc. C’est pourquoi, à fin d’édification, nous allons prendre le temps d’exposer ces évolutions. Nous serons conduits à utiliser beaucoup de chiffres afin que le lecteur puisse saisir les ordres de grandeur de évolutions en question. Mais dans un second temps, nous chercherons à leur donner une chair. 

En trente ans, en raison de progrès scientifiques et techniques appliqués à l’organisation du travail et aux techniques de production, nous avons connu une révolution de la productivité. Cette révolution permit à la France d’achever la réalisation d’une grande oeuvre, ce que Fourastié avait appelé en 1949, le Grand Espoir du vingtième siècle, c’est-à-dire :

“affranchir son peuple des ravages physiques de l’humanité traditionnelle (famines, épidémies, disette, misère, précarité de la masse des pauvres, écrasement du travail, …)”

On a peine à se rendre compte des changements qui se sont produits dans les pays dits “développés” depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Ces derniers ont profondément modifié les mentalités des populations, la structure sociale et économique, le niveau et le genre de vie. Que s’est-il passé de si incroyable entre 1946 et 1973-5 et qui à cette époque le statut d’un âge d’or révolu ? 

La première chose remarquable à propos de cette période est le taux de croissance moyen d’environ 5% par an. Ce taux nous a permis de multiplier par quatre la production nationale. C’est un taux exceptionnel. À titre de comparaison, en France, entre 1820 et 1950, le taux annuel moyen de croissance oscilla entre 1.15 et 1.63, ce qui permit de multiplier par 5.75 la production nationale en 130 ans.  Pour étoffer encore la comparaison, entre 1973 et 2007, il fut environ de 2%, ce qui fait que la période de croissance que nous avons vécu depuis 1975, si l’on fait exception de la période exceptionnelle des Trente Glorieuses, la plus dynamique de notre histoire. D’ailleurs, en quarante ans, depuis 1975, nous avons de multiplier par 2.2 la richesse nationale, ce qui, encore une fois, à l’échelle de l’histoire représente une performance remarquable. 

L’économiste Jean Fourastié a consacré à la fin des années soixante-dix un célèbre ouvrage à cette période historique qui suivit la seconde guerre mondiale et inventa pour la désigner l’expression éponyme “Trente Glorieuses”. Son livre commence par une comparaison entre deux villages : Madère et Cessac. La description du premier illustre le mode de vie d’un pays non “développé”, la seconde celle d’un pays “développé”. À l’issue de cette description comparative édifiante, Fourastié nous apprend qu’il s’agit en fait d’un seul et unique village typique à trente années d’intervalle, un village qu’il connaît bien pour y avoir vécu : ce village, c’est Douelle. Quelles différences rendent la comparaison si édifiante ? Voici un aperçu trop bref des différences mentionnées par l’auteur et qui sont particulièrement impressionnantes.

L’espérance de vie à la naissance est passée de 62 à 72 ans. La mortalité infantile a presque été entièrement éliminée. Sur 21 naissances annuelles, on comptait deux décès de bébés de moins d’un an en 1946, tandis qu’en 1975, pour 14 naissances, on ne comptait plus qu’un décès tous les 5 ans. La physiologie des individus a elle aussi été modifiée par l’amélioration de la nutrition. La taille moyenne des adolescents de vingt ans est passée de 1,65 mètre à 1,74 mètre. Le niveau d’équipement et de confort des foyers s’est radicalement amélioré. En 1946, sur 163 logements et une population totale de 543 âmes, on comptait trois cuisinières à gaz ou électriques, cinq réfrigérateurs, aucune machine à laver, dix WC intérieur à chasse d’eau, deux chauffages centraux, cinq téléphones, cinq automobiles, cinquante radios et deux télévisions. En 1975, pour 212 logements, et 670 habitants, on comptait 197 cuisinières, 210 réfrigérateurs, 180 machines à laver le linge, 150 WC intérieurs, 100 chauffages centraux, 110 téléphones, 250 radios, et 200 téléviseurs. La durée de travail nécessaire pour se procurer les aliments usuels, leur prix réel, a été très réduit également : de 24 à 10 minutes pour un kilogramme de pain, de 45 minutes à 13 pour un kilogramme sucre, de 7h à 1h25 pour un kilogramme de beurre, et de 8h à 45 minutes pour un kilogramme de poulet. Enfin, autre donnée intéressante, le nombre moyen de kilomètres parcourus en une année par une personne a été multiplié par 60 à 80. En un peu plus d’une génération, l’amélioration du confort de vie, l’acquisition de moyens de communication nouveau comme la radio et la télévision, l’acquisition de moyen de transport individuels, le tout associé à l’avènement du temps libre, ont favorisé une ouverture au monde extérieur à la communauté du village sans précédent.

Ces transformations vécues par les habitants du village de Douelle sont à l’image de ce que vécurent les français dans leur ensemble. En trente ans, la population totale du pays passa de 40.5 à 52.6 millions, le niveau de vie fut multiplié par 3.5 environ. Le temps de travail annuel moyen poursuivi sa baisse initié au dix-neuvième siècle et passa de 2100 heures à 1875 (cf, graphique ci-dessou). En 1830, les français travaillaient 3800 heures par an.

Pendant les Trente Glorieuses, la population active passa de 20.5 à 21.8 millions, mais le taux d’activité (le nombre de personne travaillant rapporté à la population total) baissa fortement, passant de 51.4 à 41.4. La réduction importante du temps de travail, et du taux d’activité se produisirent en même temps que le niveau de vie s’élevait considérablement

La productivité agricole augmenta également dans des proportions très importantes. “En 1700, 10 agriculteurs moyens nourrissaient fort mal 17 personnes ; en 1846, 25 seulement encore, mais un peu moins mal ; en 1946, 55. En 1975, 10 agriculteurs moyens nourrissent fort bien 260 personnes”. Ce saut de productivité dans l’agriculture divisa le nombre d’agriculteur par sept en trente ans, et finit la transformer la France en civilisation urbaine. Le principal effet en fut de libérer l’Homme du travail de la terre. Des millions d’hommes et de femmes, au lieu de travailler la terre, devinrent techniciens, médecins, enseignants, ingénieurs, chercheurs, employé de bureau, artistes, écrivains. Cette période, par la réduction du temps de travail, inventa aussi le temps libre et vit les dépenses en biens et services “culture et loisirs” multipliée par cinq environ.

Marie et Séverine, deux femmes à 5 générations d’écart  

Dans les Trente Glorieuses, Jean Fourastié, en se fondant sur les données démographiques, a tenté de rendre encore plus concret et saisissant la différence entre la vie à l’aube de la révolution industrielle et celle au terme du grand bond en avant des Trente Glorieuses.  La description est si édifiante qu’il paraît justifiée de la livrer malgré sa longueur : 

“Le lecteur pourra lui-même (…) prendre conscience des différences presque incroyables qui séparent la condition de l’homme moyen en 1975, de ce qu’elle était au XVIIIème siècle. Il doit aussi savoir que les choses n’ont changé que très lentement à partir de la fin du XVIIIème siècle, et que, jusqu’au milieu du XIXème, la condition populaire a très peu évolué. Je ne fais ici que quelques remarques, en prenant pour termes de comparaison une femme d’aujourd’hui et son aïeule née deux cents ans plus tôt. Appelons la seconde Marie et la première Séverine. 

Marie, robuste fille d’une portée de sept enfants dont deux sont morts au berceau et deux autres avant leur vingtième année, a eu elle-même quantité de maladies, 30 à 40 mois de fièvre et de souffrance, mais en a triomphé. Elle avait 14 ans lorsqu’elle a perdu son père. Elle n’a connu aucun de ses grands-parents. Sa mère, restée veuve avec trois enfants à charge, n’eut pour aide et soutien qu’un frère, lui-même chargé de famille. 

Marie a commencé à gagner son pain à huit ans en gardant des oies et des dindons, puis des moutons, enfin des porcs. A la mort de son père, elle est “louée” servante chez des paysans un peu moins pauvres. Elle a 20 ans quand sa mère, épuisée, la rappelle pour tenir la maison, où vivent, en outre de la mère et d’une vieille tante célibataire et impotente, les deux frères survivants de la jeune fille. La mère meurt quatre ans plus tard, quelques mois après le mariage de son aîné. Marie peut alors seulement songer à se marier ; elle éprouve alors la fidélité d’un prétendant, et, avec l’autorisation et l’encouragement de son frère aîné et de son oncle se marie.

Elle a donc 25 ans. En quinze années, elle donne le jour à 5 enfants, nés vivants et en voit mourir deux. Avec deux fausses couches, cela donne au moins 51 mois de grossesse et 120 mois d’allaitement. Son mari meurt le lendemain du quinzième anniversaire de leur mariage. Elle est donc veuve avec trois jeunes enfants à charge. Elle mourra dix ans plus tard à 50 ans.

Séverine est la petite-fille de la petite-fille de Marie. Que sont cinq générations dans cette longue chaîne qui, à travers 50000 ans, nous relie aux premiers homines sapientes ? et à travers deux ou six cent mille ans, aux hominiens dont beaucoup de gènes vivent encore en nous. Si Marie venaient assister à la première communion de Séverine, elle serait la cinquième à sa droite dans la file de ces milliers de grand-mère. 

Cependant Séverine n’a jamais entendu parler de Marie ; elle ne connaît ni son nom de baptême ni son nom de famille. À peine Séverine sait-elle le nom patronymique de ses deux grand-mères les plus proches ! Séverine a aujourd’hui 18 ans ; elle est “étudiante”, du moins cela est son statut officiel. Son père, sa mère, son frère unique, ses quatre grands-parents sont encore vivants. Loin de craindre la mort de ses soutiens de famille, elle se sent exagérément choyée et courtisée et surveillée par ses six ancêtres, eux-mêmes toujours partagés entre l’amour possessif et la prétendue amitié (voire camaraderie) désinvolte. Elle ne commencera à les voir mourir que dans 4 ou 5 ans. Elle est déjà allée en Grèce, en Norvège ; elle a “fait” Rome, Tunis, Londres et Madrid. Elle a eu un, voire deux, amis très intimes. Elle se mariera à 23 ans, aura un enfant soit dans les cinq mois soit dans les trois ans. Ensuite ? qui sait ? Peut-être divorcera-t-elle ? 

Mais, si elle garde son mari, et si elle a un second enfant de lui, à 45 ans sera entièrement dégagée des obligations maternelles, le plus jeune de ses enfants ayant dépassé 16 ans. A cet âge de 45 ans, où Marie, veuve et usée, seule survivante de sa génération et ainsi cheffe de famille, tremblait des intempéries qui ravagent les récoltes, et des épidémies qui ravagent les foyers, et voyait la mort inéluctablement proche, Séverine a encore devant elle 34 années de vie avec retraite, sécurité sociale et institut de beauté.”

Naguère, la mort était au centre de la vie, comme le cimetière au centre du village ; aujourd’hui, la mort est exilée aux marges de la vieillesse. Naguère, l’homme, sans cesse menacé par la pauvreté et la maladie, vivait de ses parents ou pour ses enfants ; il était occupé à subsister et à faire subsister ses proches. – Aujourd’hui est donné gratuitement, tout le nécessaire et une grande masse de superflu ; chaque être se croit autonome et ne cherche qu’en lui les buts et le sens de sa vie. (…) Séverine, à 75 ans, aura une meilleure santé que Marie à 35, déformée par les durs travaux, les fièvres, avec des cheveux gris, sa bouche édentée… Mais que dire de sa personnalité morale, de la faculté d’aimer, d’admirer, de se dévouer, de croire, de s’émerveiller ?…”

Chacun d’entre nous peut mesurer en faisant appel à sa propre expérience l’écart qui s’est encore creusé entre Séverine et les jeunes femmes vivant en 2020 en France.

La diffusion des progrès au reste du monde

Fourastié pensait que l’évolution prodigieuse connue par un poignée de pays au XXè siècle se diffuserait progressivement au reste du monde au siècle suivant. En un sens fort, il avait raison. Quelques données permettent de la voir. Nous avons regroupé des données concernant l’évolution du l’Indice de développement humain (IDH) dans le monde (qui est construit à partir de données concernant l’espérance de vie, la durée de scolarisation et le niveau de vie des populations), le niveau de grande pauvreté, l’évolution de la mortalité infantile et de l’espérance de vie. Toutes témoignent d’un progrès indiscutable. En ce qui concerne l’IDH, nous pouvons constater qu’au cours du dernier demi siècle, il a progressé partout dans le monde.

L’espérance de vie a elle aussi fortement progressé depuis les années 50 comme l’indique le graphique ci-dessous.

La grande pauvreté, c’est-à-dire la part de la population mondiale vivant avec moins de 1,90$ par jour a très fortement diminué, passant de plus de 40% en 1980 à moins de 10% en 2017.

Autre données intéressantes, l’évolution de la mortalité infantile dans le monde qui, comme l’indique le graphique ci-dessous, régressé partout dans le monde de façon significative.

Évidemment, à maints égards, tous ces progrès sont insuffisants et cachent des inégalités (comme c’est le cas en France par ailleurs). Mais force est de constater qu’à l’aune de l’histoire, les changements en cours ont quelque chose d’absolument inouï et de prodigieux.

Conclusion

Il serait bien évidemment réducteur, et même faux, d’affirmer que ces évolutions sont le seul fait de l’institution que nous appelons entreprise. L’existence des États, leur capacité à garantir la sécurité, le respect des contrats, de la propriété, à bâtir des infrastructures de qualité, à mettre en place un système éducatif qui donne aux populations un haut niveau de qualification ou un système de santé, de retraite ou d’assurance chômage de qualité, et qui permet aux plus modestes de pouvoir améliorer leur sort s’il s’en donnent les moyens, ainsi que des services qui sécurisent en partie l’avenir et protègent contre les coups du sort fut, et demeure indispensable. Il suffit de se replonger dans un livre comme Germinal pour comprendre ce que fut de vivre dans un État régalien et minimal (ce qui était la règle au XIXème siècle) dont certains ont la nostalgie. On peut discuter du niveau d’intervention légitime de l’État et de sa taille, de ses excès, mais il est clair que sans un état fort, les conditions d’un progrès social et économique sont difficiles à réunir, et qu’un État faible n’est pas en mesure de limiter les excès des marchés, ce dont Adam Smith avait déjà conscience et que nous avons largement oublié depuis les années 80. Néanmoins, un État fort n’est pas suffisant, comme l’histoire le montre. La centralisation excessive peut étouffer la vitalité de la société civile et gangréner moralement la société, comme ce fut le cas en Union Soviétique. L’entreprise privée a joué un rôle centrale dans l’avènement de ces progrès économiques et sociaux, directement en créant de la valeur, des emplois, en développant la productivité, etc. en participant activement d’un enrichissement collectif, et indirectement en alimentant, via l’imposition, des institutions publiques créant les conditions favorables à l’épanouissement de la vie économique. En ce sens, il est clair qu’elle semble avoir contribué à produire des bienfaits auxquels nous ne serions pas prêts à renoncer et qui contribuent au bonheur du plus grand nombre.

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