Introduction
Précédemment, nous avons vu comment défendre l’idée que l’entreprise trouve sa raison d’être dans l’utilité qu’elle produit pour la société. Une façon de justifier l’existence de l’entreprise consiste à affirmer dans une optique utilitariste qu’elle contribue au plus grand bonheur du plus grand nombre. C’est là un argument relativement classique. Bien qu’il se présente souvent sous des formes plus condensées.
L’une des prémisses de l’argumentation consiste à affirmer que la conception consumériste du bonheur : plus nous nous enrichissons, plus nous augmentons notre pouvoir d’achat, plus nous sommes heureux. C’est de cette prémisse dont il va être question ici. L’évaluation de cette prémisse revient au fond à demander si la croissance nous rend heureux.
L’étonnement de Jean Fourastié

Dans son livre célèbre retraçant les trente années qui suivirent la fin de la seconde guerre mondiale, période qu’il jugeait « glorieuse », Jean Fourastié faisait un constat déconcertant :
« Au cours de ces trente années, la France a brillamment et rapidement terminé la réalisation de son espoir d’affranchir son peuple des grands ravages de physiques de l’humanité traditionnelle (famines, épidémies, disettes, misère, précarité de la masse des pauvres…) : c’est un succès.
Mais elle a tenté en outre – elle a cru le pouvoir – réaliser par ce progrès physique même, l’harmonie sociale et le bonheur personnel : c’est un échec. (Les Trente Glorieuses, p.261) »
Pendant cette période, comme nous l’avons vu dans le second volet de notre série, la France a connu une croissance inouïe et continue pendant de nombreuses années (environ 5% par an pendant un quart de siècle en France), après avoir souffert deux guerres mondiales, et a connu une amélioration stupéfiante des conditions de vie matérielles de sa population. La croissance de cette période s’est par ailleurs accompagnée, comme l’a montré Thomas Piketty, d’une réduction sans précédent des inégalités de richesses (et pas seulement en France).


Et pourtant, si l’on en croit Fourastié, la croissance ne paraît pas avoir apporté le bonheur aux français. Par moments, il suggèrent même que le bonheur se serait même étiolé. L’idée que la croissance économique est susceptible d’accroître le bonheur individuelle et collectif serait-elle donc fausse ? Partant de là, la justification utilitariste de l’entreprise le serait-elle également ?
Il ne fut pas le seul à se poser la question. Fourastié présentait son constat non pas comme un fait objectif s’appuyant sur des données statistiques. Il assumait au contraire le caractère « subjectif » de son propos tout en précisant qu’il était issu d’une longue expérience de vie, d’une myriade de conversations avec des personnes de tous les milieux, de la lecture des journaux, des émissions de TV, etc. bref de l’immersion dans une sorte de bain culturel.
La croissance et le bonheur sont-ils intimement liés ?
Depuis l’époque de la publication du livre de Fourastié, d’autres économistes ont cherché à comprendre la relation entre croissance et bonheur. Pour ce faire, ils ont cherché à étayer leurs analyses sur des données quantitatives issues de vastes enquêtes menées dans de nombreux pays du monde. Des enquêtes dans lesquelles on demande au gens de se prononcer sur le niveau de bonheur ou de satisfaction dans la vie. On ne cherche pas à déterminer leur conception du bonheur (Sur les questions de méthodes et de fiabilité, voir C.Senik, L’économie du Bonheur (2014), p.10-19).
Tout commença en 1974 lorsque Richard Easterlin publia une étude dans laquelle il soutenait que le bonheur des américains n’avait pas augmenté significativement entre 1947 et 1970 malgré une croissance très importante. Le graphique ci-dessous présente l’évolution des données pour les États-Unis sur la période 1972-2002 (Source C.Senik 2013).

La découverte d’Easterlin heurtait nos intuitions concernant la relation entre richesse et bonheur. Toute la croissance accumulée en une génération par l’Amérique depuis la fin de la seconde guerre mondiale l’aurait-elle été en vain, du moins du point de vue du bonheur moyen de la population du pays ? Depuis la publication du paradoxe d’Easterlin au milieu des années 70 de nombreux chercheurs ont essayé à comprendre la valeur et la signification des résultats produits par Easterlin, ce qui permet d’affiner les choses. Les études se sont multipliées, sondant une partie très importante de la population mondiale, et sur une longue période. Les aléas de l’histoire contemporaine leur ont permis d’étudier l’impact sur le bonheur des population de phénomènes dramatiques, comme l’effondrement du blog soviétique au début des années 90, puis l’effet du redressement économique sur ces populations.
Certaines données semblent mal s’accorder à première vue avec les résultats d’Easterlin et paraissent indiquer au contraire l’existence d’une relation étroite entre niveau de richesse et satisfaction dans la vie. Les données internationales montrent par exemple que les pays riches sont en général plus heureux que les pays pauvres, comme l’indique le graphique ci-dessous :

Le paradoxe d’Easterlin ne signifie pas non plus que tous les habitants d’un même pays déclarent ressentir le même niveau de bonheur. En fait, au sein d’un pays, les plus riches sont en moyenne plus heureux que les pauvres (Voir les résultats pour la France). Le bonheur peut varier également en fonction du niveau de diplôme, ou du lieu de résidence (commune rurale, petite ville, grande agglomération, etc.) Les données dont on dispose pour les pays de l’ex Union Soviétique et la Russie montrent que la croissance qu’ils ont connue après l’effondrement du début des années 90 a entraîné pour le moment une augmentation du niveau de satisfaction moyen des populations. À cela il faut ajouter que le bonheur des populations est sensible aux variations conjoncturelles, ce qui peut notamment mettre en doute la thèse d’une stagnation du bonheur moyen. Le graphique ci-dessous montre pour tous les pays une régression du bonheur à l’issue de la crise financière de 2008. La France semble moins touchée que les autres pays, en particulier que l’Espagne, la Grèce et le Portugal qui souffriront beaucoup de cette crise. (Sur tous ces points, voir Senik, opus cité, p.23-9)

Pour accorder ces données apparemment discordantes avec les résultats d’Easterlin, certains chercheurs (R.Ingelhart et R.Layard) ont fait l’hypothèse de l’existence d’un seuil de satiété. D’après cette hypothèse, la croissance aurait une incidence positive sur le bonheur des populations pauvres mais, au-delà d’un certain niveau de richesse (estimé à 20000$/an/habitants par Layard), l’accroissement du niveau de vie n’aurait plus d’incidence sur notre de satisfaction dans la vie.
L’hypothèse du seuil de satiété permet de mieux rendre compte : 1) du fait que le bonheur moyen stagne ou évolue modérément dans les pays riches malgré la croissance, 2) du fait qu’en devenant plus riches, les pays pauvres voient leur bonheur augmenter. Toutefois, elle n’explique pourquoi se produit le phénomène de satiété. L’hypothèse n’est pas admise par tout le monde, y compris Easterlin lui-même. Elle a été contestée en particulier par Stevenson et Wolfers qui affirment ne pas trouver de preuve de l’existence de ce seuil dans les données. Toutefois, la corrélation positive entre croissance et bonheur est dans tous les cas assez faible pour les pays riches.
Au-delà des données économétriques, l’économiste anglais Richard Layard argumente la thèse d’une stagnation du bonheur dans les pays occidentaux depuis 1950 en se référant à d’autres faits sociaux (en plus de ceux mentionnés plus haut) comme l’augmentation de la criminalité (entre l’après-guerre et 1980), de l’alcoolisme, et du nombre de dépression dans tous ces pays à quelques rares exceptions près. L’alcoolisme n’a pas augmenté en France, au contraire, par exemple (Cf, R.Layard, Le prix du bonheur, chapitre 3). Mais il faut dire que l’on partait d’assez haut. En ce qui concerne la criminalité, le nombre d’homicide a été divisé par deux depuis 1980, mais dans le même temps le taux d’incarcération a explosé (Cf, Emmanuel Todd, Qui est Charlie ?). R.layard en conclut que :
« le monde industrialisé est en proie à un paradoxe : la société distribue un revenu plus important sans que l’on y soit beaucoup plus heureux que par le passé. »
D’autres éléments d’explication viennent compléter ou approfondir l’hypothèse du seuil de satiété : l’habituation ou tapis roulant hédoniste d’une part et la comparaison sociale d’autre part. L’idée d’arrière-plan dans les deux cas est que notre niveau de satisfaction dans la vie est influencé, pondéré en fonction d’un référentiel. Autrement dit, nous jugerions de notre bonheur par rapport à … notre situation financière de l’an dernier, celle de nos proches parents, copains de promo, etc. Le bonheur serait relatif. Nous reviendrons sur ces explications dans le prochain article consacré au sujet.
Quelles conséquences pour le problème de la raison d’être des entreprises ?
SI la corrélation entre croissance et bonheur des populations n’est pas établie, ou si elle ne l’est plus au-delà d’un certain seuil de richesse, c’est un fait lourd de signification pour nos sociétés. Comme l’écrit Claudia Senik, envisageant les conséquences sociétales qui seraient induites si les découvertes d’Easterlin s’avéraient vraies en définitive :
« Sur le plan de la politique économique, si l’on doit renoncer à la croissance, c’est le modèle d’organisation social tout entier qu’il faut repenser. » (Opus cité, p.23)
Cependant, Claudia Senik concluait en 2014 :
« le débat n’est pas tranché et la controverse reste vive. Finalement, la question en suspens tient à la taille du coefficient de corrélation entre les séries de revenu moyen et les séries de bonheur moyen au cours du temps, sur longue période. Ce coefficient est faible, mais est-il suffisamment petit pour être négligeable ? »
Si une certaine incertitude plane sur la précision ou les explications du phénomène mis en évidence par Easterlin, il nous paraît raisonnable de conclure a minima qu’il faut suspendre notre jugement quant à la vérité de la prémisse associant croissance et bien être et qui joue un rôle important dans la justification utilitariste de l’entreprise.
Même si une corrélation faible s’avérait finalement vraie, la question de savoir si le jeu en vaut la chandelle demeurerait entière. Remarquons que les efforts consentis par nos sociétés pour obtenir de la croissance pourraient être justifiés dans une veine utilitariste en s’appuyant sur l’idée que, si ces efforts disparaissaient, notre aversion à la perte nous rendrait profondément malheureux. En effet, si nous nous rendions compte que la croissance ne peut plus accroître notre bonheur collectif, cela ne signifierait pas pour autant que la décroissance ferait notre bonheur. Il se pourrait même qu’elle réduise considérablement notre bonheur collectif. Une réduction très importante de notre PIB rendrait impossible le maintien de l’État Providence tel que nous le connaissons. Les incidences en terme de santé, de sécurité, d’éducation, de retraite, de recherche, de culture, etc.sur notre bonheur collectif ne serait probablement pas négligeables.
De plus, il serait possible de recourir à d’autres raisons pour justifier la nécessité de la croissance, comme la volonté pour la France de tenir son rang dans la hiérarchie des nations dans un contexte de déclin relatif de la civilisation occidentale tel que décrit par le politologue américain Samuel Huntington à la fin des années 90. Cette raison – tenir son rang dans la compétition internationale – fut souvent associée au cours des dernières années à l’exigence de développement de la compétitivité de nos entreprises.
Faut-il pour autant renoncer à défendre la raison d’être de l’entreprise sur la base d’une participation au bonheur collectif ? Ce n’est pas certain. Les entreprises pourraient peut-être intégrer beaucoup plus que ce n’est le cas aujourd’hui les résultats des recherches réalisées sur les « ingrédients » du bonheur et s’en inspirer pour réformer les différents aspects de leur fonctionnement : produits, marketing, relations avec les parties prenantes, management, etc. Cela est en théorie possible. Nul doute que certaines s’y essaient déjà. À certains égards une tendance de ce type semble à l’oeuvre par endroits. Le mouvement des entreprises libérées, celui des organisations opales s’appuient sur une conception du bonheur qui ne laisse pas réduire à du consumérisme pur et dur. Est-ce qu’elles parviennent à leur but ? Nous ne l’affirmons pas plus que nous ne le nions.
Enfin, certains seraient sans doute tentés d’affirmer que les entreprises sont au moins capables d’accroître le bonheur de leur collaborateurs. Leur ambition de contribuer au bonheur collectif pourrait donc être limitée à leur salariés. En interne, c’est la responsabilité confiée au CHO ou Chief Happiness Officer. Mais est-ce une issue crédible ? Ce sera l’objet d’un prochain article de la série. Mais en attendant, notre prochain article portera sur les explications du seuil de satiété.
Eric Lemaire