Introduction
Au-delà d’un certain seuil de mise en oeuvre, l’idée de quête du bonheur par la croissance et l’amélioration des conditions matérielles d’existence perd progressivement son sens puisque les gains de bonheur deviennent marginaux au-delà de 20K€ par personnes/an. Mais comme nous l’avons vu dans le volet précédent, nous semblons pris dans un cercle vicieux. Malgré ces gains marginaux en terme de bonheur moyen des populations, nous persistons dans notre quête de bonheur par la croissance. Tout cela pourrait donner simplement le sentiment d’une situation étrange, à tout le moins étonnante, si les conséquences de ce cercle vicieux ne nous apparaissaient pas comme potentiellement apocalyptiques.
En effet, sans que nous le comprenions clairement sur le moment, le développement économique considérable de l’après-guerre a littéralement fait exploser notre empreinte écologique. Pour la première fois le pouvoir scientifique, technique, et institutionnelle développé pour nous rendre « comme maître et possesseur de la nature », nous rendait capable de déstabiliser cette dernière, et partant de là de couper la branche sur laquelle nous sommes assis ! Ce n’est qu’à partir des années soixante que les scientifiques commencèrent vraiment à comprendre que la croissance économique avait des effets délétères sur la biosphère, et qu’un développement économique fort n’était peut-être pas durable. Ce n’est véritablement que vers la fin des Trente Glorieuses que nous avons eu les outils techniques ou conceptuels pour penser l’impact écologique des sociétés de consommation.
L’avènement de l’industrie informatique, en augmentant de façon exponentielle nos capacités de calcul, a rendu possible de grand progrès en terme de modélisation, en météorologie notamment. Le développement de l’informatique a également permis la conquête spatiale. En 1972, les astronautes de la mission Apollo 17 prirent une photo à la quelle l’histoire a donné le nom « La bille bleue ». Herbert Simon nous dit que cette photo eut des effets inattendues. Pour la première fois dans l’histoire humaine, nous pouvions nous observer de l’extérieur, contempler notre finitude, notre fragilité commune. La première prévision du réchauffement climatique date de 1967. La création du Club de Rome qui aboutira au rapport Halte à la Croissance ! date de 1970. L’émergence d’une meilleure compréhension des interactions entre la biosphère et les sociétés industrielles a entraîné un éveil de la conscience écologique dans l’opinion publique. Les grandes organisations non gouvernementales de défense de l’environnement ont toutes été créées dans les années 60 et au début des années 70. Malgré cette éveil de la conscience, l’empreinte écologique de l’humanité n’a cessé d’augmenter comme nous allons le voir.
L’évolution de l’empreinte écologique mondiale
Lorsque nous regardons les données produites par le Global Network Footprint (les deux graphiques ci-dessous), nous voyons que l’humanité vit en situation de dette écologique globale depuis un demi siècle. Et ce malgré l’augmentation de la quantité de ressources disponibles (graphique 2, courbe verte).


La situation de l’empreinte écologique est étroitement liée au niveau de développement économique, et plus généralement au niveau de développement humain ou IDH (calculé à partir de l’espérance de vie à la naissance, de la durée de scolarisation, et du PIB par habitant). Le graphique ci-dessous le montre clairement. Les pays qui bénéficient d’un niveau de développement humain élevé ont tous une empreinte écologique supérieure à une planète.

Quels problèmes pose l’accumulation d’une dette écologique globale sur une longue période ?
Notre pression sur la Biosphère a engendré plusieurs phénomènes susceptibles d’anéantir les progrès réalisés au cours des dernières décennies. Deux phénomènes nous intéressent particulièrement : le réchauffement climatique, et la réduction de la biodiversité. Le réchauffement climatique est probablement la conséquence la plus connue de notre pression sur les écosystèmes. La communauté scientifique accepte l’idée que le réchauffement climatique enregistré depuis 1850 est étroitement lié aux activités économiques humaines. Ce réchauffement serait déjà d’environ un degré. On observe une nette accélération depuis la fin des années 70.
En 2015, lors de la Cop 21 à Paris, les États et les acteurs de la sociétés civils se sont engagés à limiter le réchauffement climatique en dessous de deux degrés, et préférablement à 1,5° par rapport au point de référence, l’année 1850. Cinq ans après, chacun sait que les engagements n’ont pas été tenus. La pandémie de COVID-19 offre un répit symbolique. On estime qu’en 2020 les émissions auraient baissé de 7%. Mais à quelle prix sur le plan social ? Avant l’année de la pandémie, les émissions n’avaient pas atteint leur pic au niveau mondiale. Par ailleurs, de nouveaux modèles de simulation semblent indiquer que les prévisions du GIEC avait été trop optimistes. Un réchauffement de de 1,5 à 2 degrés aurait déjà des conséquences problématiques sur les événements climatiques extrêmes (canicule, tempête, inondations, etc.), la montée des océans due à la fonte des glaces aux pôles et dans les massifs montagneux, la raréfaction des ressources en eau douce, la désertification des terres arables, etc.).
Aujourd’hui, l’ONU estime que nous sommes sur une trajectoire de + 3,5 ° environ à l’horizon 2100 par rapport à 1850, avec évidemment une poursuite du réchauffement au XXIIè siècle. Une seconde conséquence importante de notre empreinte écologique excessive réside dans l’impact sur la biodiversité qui constitue le support de la vie sur Terre, y compris humaine puisque nous dépendons des services rendus par les abeilles, et une multitude d’autres espèces. Une étude de Paul Ehrlich et de Gerardo Ceballos publiée en 2015 affirmait que la faune de la Terre était entrée dans sa sixième phase d’extinction massive. Ce phénomène est appelé “défaunation”. Le dernier rapport du WWF sur la biodiversité indique que depuis 1970, la biodiversité aurait reculé de 68%.
Le rapport du Club de Rome publié en 1972, et mis à jour depuis, envisage plusieurs scénarios pouvant résulter du dépassement des capacités bioproductives de la planète. Ces derniers vont d’un arrêt progressif de la croissance économique suivi d’une réduction du niveau de vie, de la population, et du bien être collectif, à un effondrement brutal en quelques années de la civilisation, phénomène que plusieurs civilisations ont connu dans le passé comme le montre le livre célèbre de Jared Diamond, Effondrement. D’après ce même rapport, mis à jour en 2002, la trajectoire que nous suivons serait celle d’un effondrement au cours de la décennie 2020.
La perspective déconcertante et décourageante, d’un effondrement paraît par ailleurs avoir gagné en crédibilité aux yeux de nos compatriotes ces dernières années, comme l’indique une étude menée par l’institut Jean Jaurès. Près de 2 français sur 3 trouvent la perspective d’un effondrement plausible.
Conclusion
Nous ressentons encore un fort besoin de croissance, malgré l’insignifiance des gains en terme de bonheur collectif, et malgré les conséquences écologiques connues de tous que nous venons d’évoquer brièvement. La crise du COVID risque de renforcer les choses, car nous savons ou croyons savoir que sans croissance la réduction du chômage, de la pauvreté, et les autres maux sociaux ne peut pas être réalisée. Nos sociétés industrielles précoces furent, tout au long du XIXè siècle et jusqu’au milieu du siècle dernier, régulièrement secouées par des violences liées aux injustices ressenties. C’est la croissance du PIB par habitant combinée à un contrat social méritocratique suffisamment juste qui nous ont finalement sorti de cette situation.
Nous jugeons généralement que les résultats en terme de croissance depuis une dizaine d’années, environ 1% par an, sont insuffisants. Mais un peu d’imagination montre que la perpétuation d’un rythme de croissance apparement modeste sur le long terme a probablement quelque chose d’absurde. En prenant un taux de croissance de 2% l’an, grosso modo le taux moyen français depuis 1975 (et qui à l’échelle de l’histoire des deux derniers siècle est un très bon taux), et en l’appliquant sur un siècle, on obtient un niveau de richesse collective multipliée par 7 par rapport à celui d’aujourd’hui. Sur deux siècles, on trouve un coefficient de plus de 52, sur trois siècle, de 380, sur 5 siècle, de 20000 environ.
À quel mode de vie désirable, et physiquement possible, une telle augmentation pourrait-elle correspondre ? Cela semble dépasser notre imagination ! Ces projections sur le long terme suggèrent une question : existe-t-il un seuil de consommation de biens, de services, d’informations (films, oeuvres musicales, livres, articles, émissions, etc.), etc. au-delà duquel les humains ne sauraient aller ? L’appétit humain est-il véritablement illimité comme l’affirme certains ?
Rapporté à l’évolution de notre empreinte écologique et aux menaces qui ont vu le jour, les choses ont de quoi déconcerter, voire désespérer. Piégés par le cercle vicieux du paradoxe d’Easterlin, nous pourrions être en train courir à notre perte. Cependant, plus les années passent plus notre conscience de cette tragédie absurde s’élève, sans que pour le moment, nous soyons apparemment parvenus à inverser la tendance.
Toutefois, il y a peut-être une lueur d’espoir, voire plus qu’une simple lueur… Certains, en effet, comme Andrew Mc Afee du MIT, estiment que notre besoin de croissance n’est pas nécessairement couplé à une croissance de notre empreinte écologique. Il pense que nous sommes au contraire au seuil d’une révolution qui nous permettra de poursuivre les progrès réalisés, un nouvel âge des Lumières. La révolution digitale combinée au forces du capitalisme pourrait bien d’après cet auteur nous avoir déjà mis sur la voie d’une dématérialisation de l’économie. S’il a raison, le cercle vicieux du paradoxe d’easterlin ne disparaîtrait pas, mais en revanche, les conséquences écologiques pourraient être être annulées.
Nous examinerons son argumentaire dans le prochain volet.
Eric Lemaire