Vive l’inhibition !

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Je voudrais aujourd’hui vous inviter à découvrir le travail réalisé par Olivier Houdé et son équipe sur les fonctions cognitives et leur développement. Comme je vais essayer de l’expliquer en quelques lignes, ces travaux récents sont potentiellement d’une grande fécondité pour l’amélioration du fonctionnement de nos organisations évoluant dans le monde de l’innovation tous azimuts.

Dans la conférence intégrée dans cet article, Olivier Houdé, professeur à La Sorbonne (membre de LaPsyDé) et spécialiste de neurosciences et du développement de l’enfant, présente ses travaux de recherche sur le rôle de l’inhibition des biais cognitifs ou heuristiques dans l’apprentissage.

Olivier Houdé part de la classification Système1-Système2 proposée par Daniel Kahneman, psychologue ayant reçu le prix Nobel d’économie en 2002. En quoi consiste-t-elle ?

Le système 1 correspond à notre pensée automatique, intuitive, rapide. Le système 1 mobilise peu ou pas d’attention, ne nécessite pas de contrôle délibérée. « Il produit des impressions, des sentiments, des inclinations (Houdé, Le raisonnement, p55)  » qui sont susceptibles de guider notre comportement aussi bien que le cours de notre pensée. Il est naturellement mobilisé dans une multitude de tâches de la vie quotidienne, comme faire cuire des oeufs, conduire une voiture, ranger des course, traverser la route, faire du vélo, bavarder à la machine à café, parler sa langue maternelle, exécuter un coup droit au tennis, ou lire un texte tout en en comprenant le sens, etc. Après entraînement, comme le suggèrent d’ailleurs ces quelques exemples, il peut parvenir à produire des résultats fiables, et même un bon niveau d’expertise.

Le système 1 est rapide, mais il peut manquer cruellement de fiabilité, et est totalement aveugle à ses errements cognitifs, aux biais qui façonnent son fonctionnement et l’insurgent en erreur. Et ces biais sont nombreux (cf, la mind map tiré de Wikipédi ci-dessous) et influents. Parlant du système 1, Houdé souligne qu’il « attache une sensation d’aisance cognitive à des illusions de vérité, des sentiments agréables et a, dès lors, une vigilance réduite ; il néglige l’ambiguïté et supprime le doute ; il est biaisé pour croire et confirmer ; il exagère la cohérence émotionnelle (« effet de halo ») ; il se concentre sur les preuves existantes et ignore les preuves manquantes ; il est plus sensible aux changements qu’aux États (Ce qui a son importance dans l’interprétation du paradoxe d’Easterlin, cf notre article sur la question.) ; il surestime les probabilités faibles ; il se montre de moins en mois sensible à la quantité ; il réagit plus fortement aux pertes qu’aux gains (aversion à la perte), etc. (Idem, p55) »

Le système 2 à l’inverse correspond à nos compétences logiques, aux algorithmes, aux règles, de la pensée formelle (Les règles de l’implication matérielle, le modus ponens, etc. liée à la déduction, mais aussi les règles liées aux différents types d’inférences inductives.). On pense ici à la pensée dite « réfléchie », dirigée, par opposition à la pensée intuitive, sans conscience ou automatique. Son fonctionnement suppose un effort d’attention ressenti par le sujet, souvent sur le mode de la peine, du moins dans un premier temps, car la résolution d’un problème grâce au système 2 de la logique est susceptible de procurer un véritable plaisir. Le système 2 est plus lent, mais il est plus fiable. En particulier, il est susceptible d’éviter les pièges tendus par les biais dans lesquels tombe le Système 1. Mais il est plus froid aussi du point de vue émotionnel, ce qui semble lui donner une moindre proéminence !

Une carte des Biais trouvée dans l’article Wikipédia consacré à cette notion

Malheureusement dans l’univers révélé par les recherches de Daniel Kahneman et d’autres, le système 1 apparait comme le maître. C’est lui qui domine. Le Système 2 paraît bien impuissant. Et chose surprenante, notre soumission aux biais cognitifs paraît largement indépendante de notre niveau d’éducation. Même les étudiants les mieux formés sur le plan de la logique, des mathématiques, dans les meilleurs universités et grandes écoles se font piégés très majoritairement (dans des proportions se situant autour de 80-90% de taux d’erreur) par les biais cognitifs du Système 1 (Cf, Houdé, Le Raisonnement, p53 ou 55 par exemple). C’est ce que montrent les expériences menées auprès d’étudiants sortis de l’École Polytechnique, ou de l’université d’Harvard. Comme le souligne Kurt Fischer :

« On découvre aujourd’hui que le décalage (par rapport à la logique) est la règle du développement cognitif » (et non l’exception !).

Et cela entraîne une multitude de décisions absurdes, en particulier dans les organisations.

Si Kahneman a une vision pessimiste, il pense que le Système 1 ne s’éduque pas ; Houdé et son équipe ont mis en évidence au cours d’expériences de laboratoire la possibilité d’inhiber le Système 1 à bon escient. Houdé a postulé dans les année 90 l’existence d’un Système 3 permettant d’arbitrer les conflits entre les Systèmes 1 et 2. Le système 3 serait un système arbitrage ancré dans notre cortex préfrontal. Son rôle consisterait à inhiber ou désactiver le Système 1 dans certaines situations pour activer le Système 2.

Ce rôle d’arbitrage du Système 3 permettrait de débiaiser nos raisonnements, prises de décisions ; et de les rendre plus fiables en mobilisant le système adéquat. Depuis, des expériences réalisés en laboratoire ont permis de mettre en évidence l’intervention du Système 3, et d’observer grâce à une IRM la reconfiguration cérébrale opérée par l’inhibition du Système 1. Des expériences menées récemment (Publication en 2017) suggèrent également qu’il serait possible d’éduquer, de muscler, la vigilance du Système 3 au point de la rendre quasi automatique et rapide. Autrement dit, Kahneman aurait peut-être bien tort de penser que nous sommes voués à subir notre Système 1, en dépit des efforts pour développer nos capacités logiques (Système 2). Toutefois, pour que des tels résultats concernent à l’avenir une large majorité non seulement des enfants mais aussi d’adultes, de nombreux efforts seront nécessaires.

Une représentation des trois systêmes par O.Houdé

Les travaux de Houdé et son équipe témoignent de l’importance d’entraîner cette capacité à prendre du recul sur les situations pour choisir les bonnes stratégies de résolution des problèmes (Système 1 ou Système 2). Cet entrainement peut également être utile pour développer son empathie (être capable de se figurer ce que ressent autrui, mais aussi son point de vue et ses raisons, lorsque ceux-ci diffèrent des nôtres), etc. De façon assez intéressante, les théories développées par Olivier Houdé, peuvent nous inspirer lorsque nous pensons aux problèmes soulevés par la recherche d’une coopération efficiente et fondée sur un bon niveau de confiance interpersonnelle. Ici, la question de l’inhibition du biais de centration ou asocial est centrale. La biais de centration fait que nous avons tendance à plaquer intuitivement notre point de vue dans nos interactions avec autrui, plutôt qu’à suspendre notre jugement pour laisser s’exprimer une curiosité suffisante pour parvenir à comprendre sa perspective, ses raisons, ses sentiments. Dans son célèbre manuel de logique, Harry Genlser, propose un guide de la pensée correcte. La première règle, en apparence simple, qu’il propose et que nous avons un mal fou à faire nôtre est celle-ci : « Comprends avant de juger. » Si le lecteur consent à méditer sa signification pour ses interactions, et s’il s’efforce d’essayer de la suivre, il fera sans aucun doute une expérience insolite et probablement nouvelle.

Dans le cadre de formations (avec des dirigeants) où je fais faire un petit exercice pour inhiber le biais de centration, je me suis souvent rendu compte combien il était difficile de faire cet effort. Ces derniers avouent d’ailleurs parfois de façon un peu candides qu’il leurs difficile de comprendre les raisons d’autrui lorsque autrui n’est pas d’accord avec eux ! Ce qui a quelque chose de problématique. Car nous savons aujourd’hui que la capacité à prendre de bonnes décisions est liée à notre capacité à inhiber nos biais cognitifs dans certaines situations nouvelles et/ou complexes. Par ailleurs, on peut sans doute considérer que notre capacité à bien coopérer dépend de notre capacité à comprendre les raisons de nos désaccords avec les autres. En effet, la compréhension mutuelle permet de se rendre autrui plus transparent, plus prévisible, ce qui constitue le principal facteur de confiance. Et lorsque l’on sait d’une part l’importance de la confiance (cf, nos articles sur le sujet) pour la coopération et in fine la performance collective, et d’autre part la trop faible confiance qui caractérise le fonctionnement de nos organisations, on peut se dire que travailler sur l’inhibition du biais de centration ne serait peut-être pas inutile !

Il s’agit bien d’un effort lorsqu’on parle d’inhibition ou de résistance à la tentative de juger trop vite. Comme y insiste Houdé, au fond, ce ne sont sont pas les compétences logiques, intellectuelles, qui nous rendent autrui inaccessible, c’est plutôt une certaine fainéantise, une certaine paresse du Système 1. Comprendre autrui suppose un véritable effort sur soi, qui peut être pénible, laborieux, et long. En effet, l’inhibition d’un biais par le Système 3 a tendance à nous ralentir (ce qu’ils mesure lors des expériences en laboratoire), et à nous donner momentanément l’impression que nous ne sommes plus en terrain connu… Et dans une société en accélération, la tentation de suivre le rythme nous incite fortement à nous reposer sur nos intuitions (c’est-à-dire nos biais), sur notre Système 1.

Le fait d’avoir le sentiment de courir tout le temps, de manquer de temps, d’avoir la tête dans le guidon, est sans doute le symptôme de la domination du Système 1 sur nos vies quotidiennes, personnelles comme professionnelles. Ces sentiments de pénurie de temps, de course, s’ils sont des symptômes fiables d’un défaut d’inhibition du système 1, indiquent probablement que nous sommes sujets à de nombreux biais et erreurs dont nous n’avons peut-être aucune conscience véritable, sauf peut-être à travers la conscience du fait que les mêmes problèmes de communication, de qualité, de gestion de projet, etc. reviennent sans cesse, et finissent par participer de la culture du groupe.

Entraîner à l’inhibition dans les entreprises afin de faciliter la coopération, d’améliorer son fonctionnement pourrait donc s’avérer précieux. Une meilleure écoute, une plus grande empathie permettraient sans aucun doute de soigner la confiance interpersonnelle et de stimuler la performance collective (comme nous l’avons suggéré dans un précédent article). Cela permettrait également d’échapper à certains biais qui peuvent coûter cher. Au-delà de l’entrainement à l’usage du Système 3, on pourrait imaginer que soient conçues des institutions, des routines, qui laissent une place légitime au fait de pouvoir mobiliser le Système 2 de la logique pour raisonner sur les façons de travailler, de coopérer, et imaginer des améliorations. C’est peut-être à ce prix que l’on parviendra à retisser davantage de confiance dans nos organisations et à muscler la capacité d’innovation au sein de nos entreprises pour faire face aux grands défis du siècles.

Eric Lemaire

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