Dans l’article précédent (Vive l’inhibition !), j’ai évoqué les conflits survenants entre le système 1 (pensée rapide, intuitive, et biaisée) et le système 2 (pensée lente et logique, capable d’identifier et de surmonter les biais cognitifs). Nous avons vu que pour Daniel Kahneman, le système 1 était bien plus fort que son adversaire, et qu’il croyait peu plausible l’idée d’une éducation qui permettrait de contenir l’irrationalité du système 1, et de prendre de meilleures décisions (moins biaisées).
Notre irrationalité serait-elle donc inexorable ? Ce jugement pessimiste n’est pas neutre sur le plan politique ou managériale. Si vous dirigez un pays ou une grande entreprise, et que vous considérez que la plupart des citoyens ou des salariés sont irréductiblement irrationnels, (et que, vous, vous sortez du lot (du moins suffisamment) :)), il pourrait être tentant de diriger ou de gouverner en s’appuyant sur cette irrationalité pour la guider, l’orienter, à son insu, insensiblement. C’est ce que l’on appelle le « paternalisme libertaire » (Cf, Thalers, 2017). Il s’agit de corriger l’irrationalité, de la redresser, en usant d’incitations douces (Nudges), qu’il convient de distinguer de l’usage de la force ou de la contrainte qui limitent significativement la liberté individuelle. Je laisse de côté ce concept de paternalisme libertaire, ains que son allure d’oxymore. J’essaierai d’y revenir dans d’autres articles.
Olivier Houdé et son équipe sont plus optimistes que Daniel Kahneman. Ils mènent des expériences destinées à évaluer et développer la capacité du système 3 à arbitrer les conflits entre les deux autres systèmes. À la fin de son ouvrage sur le raisonnement publié en 2018, il suggère que certaines émotions pourraient constituer un levier aidant à développer notre capacité d’arbitrage. Il mentionne le « doute », mais aussi le « regret » ou la « culpabilité », lorsqu’elles sont ressenties de façon anticipées.
L’idée, si je la comprends bien, serait la suivante. Lorsque nous sommes confrontées à une décision à prendre, un problème à résoudre, etc., nous pouvons raisonner de façon intuitive en nous fondant pour l’essentiel sur notre expérience passée. Mais nous pouvons également raisonner en intégrant dans la délibération des raisonnements contrefactuels qui permettent de nous projeter dans une situation hypothètique, d’imaginer des scénarios alternatifs. Un raisonnement contrefactuel, va à l’encontre des faits, de ce qui est le cas, pour envisager l’univers des possibles.
Des raisonnements comme « Si je travaille bien à l’école, alors j’aurai plus de chance de trouver un travail intéressant. », ou « Si je m’abstiens de sortir ce soir, alors je pourrai aller courir demain matin à l’aube. » qui nous font anticiper des possibilités de réalisations de faits sous conditions sont des exemples de raisonnements contrefactuels. Ces raisonnements contrefactuels font face à d’autres arguments plus intuitifs relevant de l’expérience passée, et émotionnellement marqué : par exemple, le souvenir du plaisir pris à boire des bières avec des amis.
Si je comprends bien le propos de Houdé, ces émotions (doute, regret, culpabilité, etc.) dites cognitives associées à ces anticipations sont susceptibles de guider l’arbitrage opéré par le Système 3 de façon à ce que le système 2 l’emporte sur le système 1, lorsque cela est nécessaire. Autrement dit, ces émotions sont susceptibles de motiver l’inhibition opérée par le système 3. Le fait de raisonner de façon contrefactuelle, ou pour le dire simplement le fait de faire l’effort de penser aux conséquences possibles, aux alternatives, permet de se connecter à des émotions (regret, culpabilité, doute) susceptibles de bloquer l’attraction exercée par les raisonnements du système 1.
Ce processus suppose, chacun le voit, 1. que nous fassions l’effort d’anticiper (souvent le Système 1 l’emporte sans qu’une mise en perspective ne soit réalisée par la production d’anticipations) ; et 2. que l’émotion rencontre d’après O.Houdé une croyance d’ordre morale suffisamment forte pour bloquer, ou contrebalancer, l’émotion suscitée par le Système 1 (par exemple l’aversion à l’idée de faire souffrir autrui). Si je suis tenté de sortir boire des bières avec mes amis, mais que mon jeune fils s’attend à ce que je l’emmène pêcher le lendemain à l’aube, alors, imaginer les conséquences possibles du fait que je manque à la parole donnée à mon fils, me fera ressentir par anticipation la peine que ma défection lui causerait. C’est cette émotion générée par l’anticipation est liée à des croyances morales qui peuvent minimiser, neutraliser, la perspective initialement plaisante de passer la soirée avec des amis.
Toutefois, Olivier Houdé ne précise pas à ce stade si ces émotions capables de guider l’arbitrage sont nécessairement au service d’une cause morale honorable ou positive. Autrement dit, le système 3 est-il intrinsèquement moral ou peut-il fonctionner au service du côté obscur de la force ? Je ne sais pas ce que les recherches (s’il en existe) nous diraient sur ce point (De mémoire Houdé n’en mentionne aucune). Mais, mon expérience d’une longévité et d’une richesse relatives me suggère que l’on peut imaginer quelqu’un qui serait capable de mobiliser son système 3 et de « penser contre-lui-même » (c’est-à-dire contre son système 1 : ses intuitions, ses inclinations à court terme) tout en poursuivant son intérêt personnel (par exemple, dans le monde du travail ses ambitions de carrières) au détriment du collectif, ou des causes peu recommandables. On pourrait en effet imaginer quelqu’un qui s’efforcerait d’apprendre à maîtriser les techniques lui permettant d’arbitrer entre système 1 et 2 tout en mettant cet arbitrage au service de finalités immorales, ou simplement égoïstes. D’ailleurs, certains ouvrages proposant d’apprendre à prendre de bonnes décisions, à s’affranchir de nos biais, etc. ambitionnent pout l’essentiel de nous transmettre des techniques.
Si cette remarque est correcte, alors, la grande question qui se pose pour celui qui voudrait profiter de la puissance d’arbitrage du cortex préfrontal tout en l’orientant vers la résolution de problèmes sociaux ou moraux, devrait être d’ordre éthique. Comment faire naître dans le coeur d’un individu, d’un groupe d’individus, l’amour de la vérité capable de conduire à refuser la foutaise intellectuelle (même brillante, surtout brillante!), le manque de charité, la partialité, l’orgueil ou la pusillanimité ? Comment faire naître le sentiment d’amour du prochain qui lui fera répugner d’en tirer profit, ou de le maltraiter ? Etc.
Je voudrais finir par une remarque qui concerne plus spécifiquement l’entreprise, les organisations. S’il est vrai que nos convictions morales sont susceptibles de guider et de motiver l’usage du Système 3, si elles sont vraiment capables de nous aider à mobiliser notre capacité à échapper à notre irrationalité, à nos biais cognitifs, aux errements de notre intelligence, il se pourrait bien que l’existence d’un sentiment fort d’ordre moral ou éthique (peu importe, les deux termes sont synonymes) eu égard à l’action et/ou au projet d’une organisation constitue un levier à mobiliser collectivement pour l’usage du système 3.
Autrement dit, il se pourrait que le fait de penser que l’action de l’organisation dans laquelle nous travaillons est bonne, qu’en y participant nous faisons le bien, constitue un fabuleux carburant pour alimenter notre capacité à penser et agir de façon plus intelligente (Ce qui ne signifie par que le fait d’avoir une conviction morale est suffisant pour se comporter de façon intelligente). Si cette intuition est correcte, alors, c’est une donnée dont il convient de tenir compte pour la conception et l’évaluation des raisons d’être des organisations. Cela voudrait dire également qu’il faudrait cesser d’avoir peur des questions morales ou éthiques et développer ou re-développer (en s’inspirant des pratiques de dialogue qu’expérimente le philosophe Michael Sandel, sur lequel nous reviendrons) des espaces de dialogues portant sur les questions morales et éthiques.
Eric Lemaire
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