Introduction
À l’égard des enjeux écologiques, dans un précédent article, j’ai mentionné l’opposition entre les Sobvols et les Technoptis. Les premiers pensent que le règlement du problème passe par une prise de conscience et une sortie radicale de l’éthique consumériste qui prévaut dans nos sociétés post-industrielles. De plus en plus, les Sobvols semblent adhérer au scénario de l’effondrement de la civilisation à la suite notamment des travaux de Pablo Servigne, du club de Rome, ou de Jared Diamond. D’après un sondage récent, 65% des français seraient convaincus par un effondrement à venir. Pour les seconds, optimistes à l’égard de la créativité humaine, aucune révolution des consciences n’est nécessairement requise. L’effondrement n’est pas à craindre. Continuer dans la voie tracée depuis le XVIIIe siècle, c’est-à-dire s’appuyer sur les progrès des sciences et des techniques, transformés en innovations par les entreprises, est la bonne voie. En suivant cette voie, ils pensent que le développement économique mondiale pourra continuer à se diffuser au-delà des pays riches jusqu’à assurer au fond à l’humanité entière ce que Fourastié nomma en 1949 « La grand espoir du XXème siècle ». Les Sobvols estiment que cette perspective est exagérément optimistes, et même franchement déconnectée de la réalité écologique dont notre espèce dépend. La perspective Technoptis implique nécessaire qu’à un moment ou un autre (le plus tôt possible), nous soyons capables de découpler l’augmentation du PIB (ou d’autres indicateurs alternatifs d’ailleurs) d’avec l’augmentation de l’empreinte écologique. Et même plus, il nous faudrait pouvoir augmenter significativement ces indicateurs économiques tout en réduisant drastiquement et rapidement notre empreinte écologique (en partie sa composante « carbone »).
Dans son dernier livre, More from Less, l’économiste américain du MIT Andrew Mc Afee défend la seconde voie et la thèse d’une dématérialisation de l’économie. Son argumentaire est d’autant plus intéressant qu’il aborde le fameux effet rebond que les partisans de la voie Technoptis se gardent trop souvent d’évoquer (J’y reviendrai dans de futurs articles).
Dans cet article, nous voulons ajouter quelques données récemment publiées qui sont à considérer et que Mc Afee ne prend pas en compte.
Que signifie « dématérialisation » de l’économie ?
Récemment, le Global Network Footprint a publié la mise à jour des données d’empreintes écologiques mondiales. Quelques données pourrait bien aller dans le sens de la thèse défendue par Andrew Mc Afee. La base de données du Global Network Footprint ne rassemble pas que les données d’empreintes écologiques globale. D’autres variables sont intégrées, comme l’évolution du PIB/habitant, ou l’IDH. Ce qui permet de comparer les données relatives à la pression écologique à d’autres données socioéconomiques. Ainsi, il est possible de chercher des données susceptibles de corroborer ou de falsifier la thèse défendue par Mc Afee d’une dématérialisation de l’économie. Par dématérialisation de l’économie, il entend le fait que l’économie produit autant ou plus de biens et de services en utilisant de moins en moins de matières, de ressources. Le terme ne désigne donc pas seulement une forme de virtualisation liée au fait de la révolution digitale. L’idée, c’est que nous serions de plus en plus capables de produire plus de voitures, plus de livres, d’appartements, de mobilier, etc. tout en utilisant de moins en moins de matière. Cette tendance à la dématérialisation de l’économie, si elle est réelle et suffisamment rapide, pourrait signifier tout simplement que nous n’avons pas à faire de révolution des consciences et à nous éloigner de l’éthique consumériste pour résoudre le problème écologique. Pour le dire autrement, si Andrew Mc Afee a raison, il serait donc possible de faire croître le PIB indéfiniment dans un monde fini. Cela étant dit, on pourrait soutenir qu’il nous faut sortir de l’éthique consumériste pour d’autre raison que l’incapacité à faire fasse à la menace écologique (J’y reviendrai plus tard).
Les données d’empreintes écologiques montrent-elles une tendance à la dématérialisation de l’économie ?
Si l’on regarde les données correspondant à l’empreinte écologique mondiale, la thèse de Mc Afee peut sembler tout à fait discutable. Comme le montre le graphique ci-dessous, l’empreinte écologique mondiale (représentée avec les types d’espaces bioproductifs) est plus haute que jamais. Même si l’on peut noter dans les années 2010 une forme de stagnation concomitante d’une croissance du PIB mondiale, la tendance dans la longue durée ne va pas de façon indiscutable dans le sens de l’hypothèse de la dématérialisation. Entre l’an 2000 et 2017, l’empreinte écologique mondiale est passée de 15,5 Billions d’hectares globaux à près de 21 billions, soit une augmentation d’environ 35%. Pour l’émission de dioxyde de carbone, l’humanité est passée de 8,8 milliards de tonnes environ à environ 12,8, soit une augmentation de 45%.

Mais dans le même temps, d’après les données de la Banque mondiale, le PIB mondial a cru de 70%. Ce qui signifie que le PIB mondial a cru plus rapidement que l’empreinte écologique.
(Graphique : https://donnees.banquemondiale.org/indicator/NY.GDP.MKTP.KD?end=2019&start=1961&view=chart )
Si l’on se penche sur les années 2009-2017, le PIB mondial a cru de 27%. Dans le même temps, l’empreinte écologique mondiale a quant à elle augmenté de 12,4%. Le taux de croissance du PIB est grosso modo deux fois plus rapide que celui de l’empreinte écologique. Certes, mais cela ne constitue pas une preuve de la thèse de Mc Afee pour l’économie mondiale. Pour que la thèse de Mc Afee soit corroborée par ces données, il nous faudrait pouvoir constater une décroissance de l’empreinte concomitante d’une augmentation du PIB, et même du PIB/habitant. Or au niveau mondiale, ce que nous voyons, c’est une augmentation conjointe du PIB et de l’empreinte écologique, même si les rythme de croissance diffèrent.
Mc Afee a-t-il complètement tort ?
L’économiste du MIT a tendance à défendre sa thèse en se focalisant sur le cas des États-Unis. Il mentionne également l’Angleterre et quelques autres pays européens. Sa thèse n’a au fond d’intérêt que si elle concerne l’ensemble des pays du monde, et pas seulement les sociétés occidentales. Toutefois, il se pourrait que l’argumentaire de Mc Afee mette en évidence une tendance qui est déjà présente dans les pays occidentaux et qui va se généraliser ensuite au reste du monde. Si l’on se penche sur les données concernant les États-Unis, on constate qu’à partir de 2005, mais plus nettement de 2009, la croissance du PIB/habitant s’accompagne d’une décroissance de l’empreinte écologique par habitant.

En ce qui concerne l’Europe de l’Ouest, nous pouvons observer quelque chose de similaire. La tendance à la dématérialisation aurait même commencé en 1973, à la fin des Trente Glorieuses. Et l’on constate par ailleurs une accélération à partir de 2008-9. À partir de 1973, l’empreinte écologique par habitant commence à baisser, tandis que le PIB par habitant continue de croître. Lorsque l’on regarde l’empreinte totale de l’Europe de l’Ouest et qu’on la compare au PIB/habitant, on observe la même chose. L’empreinte écologique atteint un somment en 1979, l’année du second choc pétrolier, décroit subitement, et connait ensuite un long plateau jusqu’en 2008 où elle repart à la baisse. Dans l’intervalle, la population d’Europe de l’Ouest a continué d’augmenter (11 millions rien que pour la France). Ce phénomène de dématérialisation est davantage marqué en Allemagne (cf, graphique ci-dessous), en France, aux Royaumes-unis, en Belgique, en Suisse, qu’en Italie, en Espagne ou au Pays-Bas.

En revanche, lorsque l’on examine les données pour la Chine (cf, graphique ci-dessous), la Korée du Sud, ou le Vietnam, la tendance à la dématérialisation n’est pas visible. C’est le contrainte même qui est vrai. On voit plutôt ce que l’on peut overseer pour les pays riches avant les choc pétroliers des années 70 : le PIB et/ou le PIB par habitant croit parallèlement à l’empreinte globale et à l’empreinte par personne. Pour beaucoup d’autres économies, les données semblent indiquer qu’un point de bascule est proche.
Certains objecteront que le découplage apparent entre croissance de l’empreinte écologique des USA ou de l’Allemagne et celle du PIB/habitant tient au fond au fait que les activités de production les plus polluantes ont été exportées vers les pays émergents, dont la Chine et l’Inde. Toutefois, même si cette objection mériterait une discussion plus approfondie, on peut observer que la décorrélation a démarré longtemps avant que la Chine et l’Inde ne se mettent à croître rapidement (ce qui arrive au début des années 2000). Par ailleurs, lorsque l’on regard les USA, on voit que la corrélation entre croissance du PIB/ habitant et empreinte se rétablir entre grosso modo 1995 et 2007, pour disparaître depuis. Or, si l’externalisation de la solution vers la Chine et L’inde était la cause de la décongélation, on devrait s’attendre à voir le découplage démarrer fort au tout début des années 2000. Ce ne sont que des remarques. Par ailleurs, le PIB/habitant a cru de façon significative dans les années 2010, tandis que la croissance de l’empreinte écologique semblait marquer un plateau. Une discussion qui dépasse l’ambition de cet article serait nécessaire.

Le rythme de dématérialisation est-il suffisant ?
Ainsi donc, l’hypothèse de Mc Afee peut être corroborée par l’examen des données concernant quelques-unes des économies les plus avancées (Par ailleurs, le lecteur trouvera un grand nombre de données supplémentaire dans l’ouvrage de ce dernier). Pour savoir si nous serons en mesure de retrouver un monde durable (et souhaitable) dans un horizon de temps suffisamment proche, plusieurs questions fondamentales se posent.
- Le rythme de la dématérialisation est-il assez rapide ? La diffusion de la dématérialisation au différentes économies du globe est-il suffisant ?
- Le rythme de la dématérialisation dans les pays où elle semble engagé sera-t-il suffisant ?
- Jusqu’où pourrons-nous aller dans la dématérialisation ? Est-elle véritablement illimitée comme certains le suggèrent ?
Nous ne sommes pas en mesure de trancher ces questions. À supposer que ce soit possible, d’autres recherches seraient à mener. L’empreinte écologique américaine a atteint un pic en 2005, puis régressé de 15% en 12 ans. Pourtant, si tout le monde vivait comme les américains, il nous faudrait les ressources de 5 planètes. La France a connu une évolution similaire (-14% depuis 2008), mais si tout le monde vivait comme nous, il faudrait près de 3 planètes. Il faut encore à chaque français 4,6 hectares globaux en moyenne pour soutenir son mode. Si l’on suppose les capacités de la Terre constante (environ 12 milliard de hag) (ce qui n’est pas acquis), avec une population de 10 milliards d’habitants environ en 2050 (prévision des Nations Unies), la part de chacun sera en moyenne autour de 1,2 hag. Il faudrait diviser notre empreinte par près de 4 en 30 ans pour retrouver un mode de vie soutenable.
Conclusion
Autrement dit la tendance à la dématérialisation va devoir s’accélérer significativement si nous voulons que la voie Technoptis l’emporte. La question de la possible réalisation du découplage est fondamentale pour savoir si l’une des perspectives est plus réaliste qu’une autre. Toutefois, elle n’épuise pas la question de quelle est la bonne perspective à adopter. En effet, une autre question est essentielle : celle du caractère souhaitable des projets Sobvols ou Technoptis. Le fait qu’une perspective puisse être réalisée ne la rend pas pour autant souhaitable. Pour trancher la question de savoir ce qu’il serait bien de faire dans notre situation, cette seconde question mériterait d’être discutée.