Introduction
Dans son livre Disruption, Stéphane Mallart nous enjoint tous à devenir disruptifs, ajoutant ainsi sa voix à la liste des zélateurs de la disruption qui affirment sans hésiter l’existence de gisements cachés de croissance exponentielle. La clé du succès, à titre individuel comme collectif, résiderait dans le fait que chacun d’entre nous se transforme en disrupteur. Le disrupteur étant une sorte de surhumain capable de rompre en permanence et radicalement avec lui-même et les autres, de se révolutionner constamment. Il dépeint un monde émergent dans lequel l’injonction à la disruption doit devenir la règle de celui qui veut y saisir les opportunités et éviter d’être rendu obsolète. Comme il l’écrit : « Face à la disruption, il n’y a désormais plus qu’une seule option : se disrupter soi-même pour éviter de se faire disrupter. »
Le storytelling de la Disruption
Évidemment, le charisme, l’aplomb, l’assurance des zélateurs de la disruption qui ne savent apparemment écrire qu’au futur, et ignorent radicalement le conditionnel, comme s’ils lisaient littéralement l’avenir dans un almanach à l’instar de Bill Tanen dans Retour vers le futur 2, a de quoi impressionner. Leur discours reprend les éléments des récits épiques, pour nous édifier : les grands disrupteurs de notre monde sont présentés comme des héros à imiter, le champ lexical de la guerre, du combat, de la lutte, de l’affrontement façonnent entièrement leurs discours. À la nuance, à la prudence, à l’humilité dans leurs analyses, ils préfèrent systématiquement la certitude et l’hyperbole ! Les Fantasmes à l’égard des prouesses à venir de l’intelligence artificielle (par l’émergence de l’intelligence artificielle forte par exemple) sont présentés comme si les promesses étaient déjà tenues.
Presque tout est fait pour nous séduire. En effet, la disruption, au fond, c’est une façon de nous permettre de nous réaliser, de nous épanouir, de devenir authentiques dans le travail, ; d’arrêter de nous ennuyer, tout en étant beaucoup plus performants. Et le tout dans un monde du travail où la transparence totale garantira la justice des transactions, grâce à la notation entre pairs, qui est présentée comme si elle était infaillible et conduisait mécaniquement et magiquement à une rétribution juste. La transparence, les plateformes et les algorithmes détruiront les relations de pouvoir, de domination. Dans le monde de la disruption généralisée, chacun d’entre nous sera enfin libre, et tout le monde sera traité avec Justice. Et pour parvenir à ce résultats que tant de générations ont espéré, il ne sera nullement besoin de longues, houleuses et hasardeuses, délibérations collectives (une fois, néanmoins, que la magie du discours nous aura convaincu de nous muer en disrupterus évidemment!)
Pour ceux qui ne seraient pas ensorcelés par ses perspectives réjouissantes, l’argument de la peur est également mobilisé : « peu importe notre rapidité à adopter les technologies, nos craintes, nos croyances : nous serons tous augmentés », peut-être même, pour reprendre les mots Richard Virenque, à l’insu de notre plein gré. En effet, « La disruption va vite. Elle ne tolère que la vitesse, impose l’accélération et punit tous les acteurs qui ne lui emboitent pas le pas en les rendant obsolètes ». Il n’explique pas ce que signifie concrètement devenir « obsolète ». La question se pose pourtant. Les obsolètes seront-ils biberonnés au revenu universel comme le souhaitent les Grands disrupteurs de la Silicon Valley, ou compostés, ce qui est une solution plus écologique. Rien n’est tranché.
Il y a une forme de fatalisme très dogmatique dans le discours. Sans qu’aucune justification ne soit donné, l’auteur nous lance :
« Tout est disruptable et tout doit être disrupté : les entreprises, leur business model, leurs produits et services, l’expérience qu’elles offrent à leurs clients, mais aussi nos modèles d’organisation, nos institutions publiques, nos responsables politiques, nos manières de penser, d’apprendre, de communiquer, de travailler, nos représentations du monde, nos valeurs et jusqu’à notre propre corps. »
Cela a l’air si évident pour monsieur Mallart que l’on culpabilise presque si l’on ose se demander 1) ce que ce charabia peut bien signifier, et 2) pourquoi il devrait en être ainsi. Il se garde bien de les poser. D’ailleurs, disposant d’un grand stock de réponses, il se dispense généralement de questions.
Storytelling, illusion lyrique comme aurait dit Raymond Aron, si une certaine « pudeur » ne nous conduisait pas à utiliser le terme de « communication », nous pourrions même qualifier de tels discours de « propagande ». Le terme serait rigoureusement juste, car, en effet, rien dans le livre de monsieur Mallart ne parle à l’intelligence du lecteur. L’argumentation est d’un pauvreté extrême, lorsqu’il daigne formuler des arguments au lieu de lire son almanach. Une fois que nous sommes « accrochés » par cette belle histoire qui nous promet la réalisation de soi dans le travail, plus d’argent, la disparition des relations de pouvoirs que nous subissons en entreprises, l’argent, le beurre et le sourire de la crémière, notre biais de confirmation va aider à nous auto persuader davantage !
Comment ne pas être impressionné par une telle assurance, par une telle clairvoyance, alors que le monde nous paraît toujours plus complexe ? La complexité crée un désir de simplification, un besoin de croire en quelque chose qui ordonne un monde apparemment chaotique et qui nous rassure, ce qu’offrent les gourous. Maslow associait déjà le besoin de sécurité à la question de notre compréhension du monde.
Si nous devenions tous disruptifs, le monde ne deviendrait-il pas meilleur ?
Mais, ne suis-je pas trop critique ? Trop radical même ? N’y a-t-il pas du vrai dans le genre de discours que débite monsieur Mallart ? Revenons à sa définition de la disruption : « Le mot évoque un mélange de rupture, de chamboulement, de révolution à la fois rapide et brutale mais surtout inéluctable. » Disrupter revient à faire table rase du passé, à mettre en doute ce qui apparaît comme des certitudes aux autres, à douter la où le commun des mortels ne voit qu’évidence, pour dénicher l’idée géniale facteur de destruction créatrice ! Le livre nous invite à adopter cette attitude en permanence, et à la poursuivre même lorsque l’on finit par trouver la bonne idée. Les disrupteurs doivent se disruptés pour ne pas être disruptés par d’autres disrupteurs ! N’est-ce pas clair ? Toute certitude, toute stabilité, toute régularité, toute habitude de penser, toute expérience doit être regardée avec défiance, et passée au crible du doute hyperbolique du disrupteur. Le disrupteur a quelque chose du cartésien qui pense que trouver la vérité passe en premier lieu par la mise en doute radical des vérités reçues et admises. Mais, le problème est de savoir s’il est possible de se relever d’un doute pareil !
Une question peut être posée ici : à quelle condition une bonne décision peut-elle être prise ? Nous pouvons décider soit par intuition, soit par réflexion (système 1 et 2 de Daniel Kahneman). Deux des plus grands théoriciens de la prise de décision, Kahneman et Gary Klein ont cherché à comprendre ce qui nous permet de prendre de bonnes décisions par intuition. Leur conclusion est que nous pouvons faire confiance à notre intuition si et seulement si nous évoluons dans « un environnement suffisamment régulier pour être prévisible ; avec la possibilité d’apprendre de ces régularités grâce à une pratique durable. » L’attitude disruptive est bien loin d’être compatible avec ce que nous disent ces deux chercheurs, elle nous enjoint à nous méfier des conditions qui rendent possibles une prise de décision intuitive fiable. Et la prise de décision par réflexion ? Le problème ici réside dans le fait que pour réfléchir, il faut être capable de s’appuyer sur des vérités qui paraissent bien établies, soit par expérience soit parce qu’elle nous semble intuitives ou évidentes par elles-mêmes. Autrement dit, l’attitude disruptive ne rend pas non plus possible la prise de décision par la réflexion. Seconde objection. Si chacun d’entre nous devenait disruptif, si l’attitude disruptive nous devenait aussi naturelle que respirer alors le monde connaitrait une accélération importante (qu’il connait déjà si l’on en croit les travaux d’Harmut Rosa). Un monde qui changerait trop vite pourrait voir sa régularité devenir trop faible pour qu’une expérience au sens ordinaire du terme ne soit possible. Sans régularité du monde, il ne peut y avoir d’expérience, et sans expérience, il ne peut y avoir d’intuition fiable.
En somme, dans un monde où tout le monde serait constamment disrupteur, il deviendrait probablement impossible de prendre une bonne décision. Nous n’aurions plus le temps de la réflexion en raison de la rapidité de ce monde, et notre intuition n’aurait plus aucune fiabilité en raison même du fait que le monde n’aurait plus la régularité suffisante pour rendre possible l’apprentissage. Le monde dans lequel monsieur Mallart nous invite à entrer (et de toute façon, si je le comprends bien, nous n’aurons pas le choix : « peu importe notre rapidité à adopter les technologies, nos craintes, nos croyances : nous serons tous augmentés ».) n’est-il pas pure chimère ou pure folie ? À moins que les algorithmes, et plus généralement les NBIC ne nous sauvent de nous mêmes… Après tout, si les disrupteurs le veulent, ne peuvent-ils inventer des IA capables de s’affranchir des conditions qui nous limitent ? Ayons la foi !
Conclusion
Le proverbe dit que lorsque le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt. Mais sommes-nous vraiment sûrs que parfois, l’idiot ne regarde pas la lune ? Une attitude sage ne reviendrait-elle pas ici à examiner le prétendu sage qui montre la lune pour examiner avec un peu d’esprit critique ce qu’il nous invite à faire au lieu de nous laisser fasciner par le caractère grandiose et séduisant du monde qu’il nous invite à contempler et à bâtir ? To be continued…
Le discours tenu par Mallart n’est-il pas déjà le signe d’une sorte d’agitation éperdue, d’une perte de contact avec la réalité qui nous rend de moins en moins capables de prendre de bonnes décisions ?
